Le vohou-vohou, ce courant artistique que d’aucuns tiennent pour l’école d’Abidjan, a pris son envol au début des années 1970, puis défrayé la chronique pendant les années 1980. Dans la thèse qu’il lui a consacrée, Nguessan Kra um membre de l’atelier-berceau du mouvement qu’il contribua à défendre et à illustrer, indique : « le vohou-vohou n’est ni un style, ni une école ; c’est un esprit. » L’une des questions que soulève cette assertion est : qu’est-ce qui donne forme et consistance à cet esprit au point où, échappant aux risques de l’évanescence, il a pu apparaitre pour l’école ou le style qu’il n’est pas, et qu’il n’a jamais été ? A quelles dynamiques culturelles se rapporte cette page de l’histoire de l’art en Côte d’Ivoire ?
Part II.
Querelles et Connections
Années 1970: en phase de grande croissance économique, le pays du président Félix Houphouët Boigny figure une décolonisation française réunie. Il brasse les peuples et les cultures qui s’y rencontrent. Au diapason de cette période qui est passé dans l’histoire comme la belle époque du miracle ivoirien, l’Ecole des Beaux-Arts devient l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts. Les élèves de l’Ecole entament à Abidjan une formation qu’ils vont parachever à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts à Paris pour les uns, à Nice ou Saint-Etienne pour les autres. A Abidjan, à Paris ou à Saint-Etienne, les programmes font la part belle à l’histoire de l’art occidental. Les ateliers sont dirigés par d’éminents artistes comme Christian Lattier qui sont tenus d’enseigner le programme officiel, en attendant le jour où “les artistes ne seront plus formés sous patron”. Aujourd’hui encore, une petite visite à l’école des beaux-arts de l’institut, suffit pour jauger la profondeur de l’académisme gréco-latin qui modela et continue de modeler les apprentissages dans les métiers de l’art. Les plâtres de Michel-Ange ou de Rodin sont toujours en place et c’est sous leur regard qui date que les pensionnaires de l’école tentent d’inventer l’avenir. C’est dans ce contexte relativement conventionnel que monta un cri de révolte.
La naissance du mouvement Vohou-Vohou reste en relation avec la création de l’Ecole négro-Caraïbe, survenue l’année d’avant, en 1970 et au Centre Culturel d’Abidjan. Se retrouvant à Abidjan, la petite colonie martiniquaise composée de Gensin, Hélénon et Laouchez crée un cadre de réflexion et d’action artistique pour contribuer à remobiliser la puissance du patrimoine africain. La création de ce mouvement précède en amont celle du vohou-vohou. Comme l’école négro-caraïbe, le vohou-vohou tourne le dos à la figuration pour développer une écriture ouverte sur l’abstraction. Les motivations de cette convergence technique ne sont pas identiques. Les artistes négro-caraïbes sont en campagne contre certains clichés qui tendent à scléroser l’expression plastique relevant des Caraïbes. Serges Hélénon l’a expliqué : “Je me suis orienté vers l’abstraction pour m’écarter de l’espèce de folklore et d’exotisme alimenté par le regard des occidentaux sur les Antilles ou l’Afrique.” Quant aux peintres vohou, selon Koudougnon, ils recherchent le chemin vers la profondeur intérieure. Le défi pour ses camarades et lui-même aura été de se détourner de la peinture de représentation qui dominait dans la production des ainés, pour “sortir des oeuvres de leurs tripes”.
Le folklore que Gensin, Laouchez, Hélénon et les artistes vohou récusent, c’est de toute évidence le naïf haïtien qui a fait des émules notamment à l’école de Poto-Poto à Brazzaville, puis à l’école de Dakar, au Sénégal avant de se manifester en Côte d’Ivoire. Georges Retort, professeur et critique d’art à l’Université d’Abidjan a vécu cette méfiance des étudiants des Beaux-Arts vis-à-vis de l’approche naïve. “Dans les années 1970, à l’occasion d’un voyage en Haïti, j’ai eu l’occasion de découvrir une forme d’expression artistique qui m’était inconnue et j’ai rapporté en Côte d’Ivoire quelques tableaux de cette école “naïve” de l’art haïtien. Tous ceux qui ont vu ces tableaux à Abidjan ont exprimé leur étonnement et leur intérêt pour cette forme picturale qui leur était inconnue. Au cours de nombreux voyages successifs à Port-au-Prince j’ai rapporté d’autres oeuvres et j’ai été sollicité par des enseignants de l’Institut National des Arts de l’époque pour montrer ces exemples de l’art haïtien. Au cours d’une conférence illustrée de nombreux diapositives, quelle ne fut pas ma perplexité quand, à la fin des projections, j’ai demandé aux étudiants s’ils avaient des questions à poser : après un long silence, un étudiant m’a demandé : “Vous voulez qu’on peigne comme cela, pour qu’on se moque de nous?”
Il n’empêche qu’en Côte d’Ivoire, à parti du centre technique artistique Bieth à Abengourou, un établissement privé à caractère social et artistique, se développera un courant de l’art naïf alimenté par des artistes. Pour sa part, fidèle à l’attitude des maitres de l’école négro-caraïbe, les artistes vohou-vohou se tiennent à bonne distance de l’art naïf. L’école négro-caraïbe défend l’idée de la pluralité des racines du monde et des civilisations et elle s’engage pour un monde riche de ses différences. Elle revendique une “affectivité patrimoniale” entre les Caraïbes et l’Afrique. L’école négro-caraïbe a su transmettre, aux membres du mouvement vohou-vohou, ce souci de la quête de la puissance par l’exploration du patrimoine interne. Les élèves poursuivent avec enthousiasme leurs expérimentations, avant de se rendre en France pour parachever leur formation. Jacques Yankel, un autre professeur adepte des recherches libres et passionné d’Afrique, les y accueille, les encadre et les soutient. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, Yankel qui avait déjà découvert depuis Paris, le grand art africain a fait l’Afrique. C’est dans la chaloupe entre Dakar et Gorée que sa “vie a basculé” en 1949, vers Marguerite Gobi, sa seconde épouse, une citoyenne de l’Ardèche. A Gao au Mali où il était géologue en 1950, il a accueilli et promené Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Dans le film qu’il lui a consacré, Idriss Diabaté demande à Yankel : comment êtes-vous arrivé aux Beaux-Arts ? La réponse est instructive : “J’avais déjà exposé dans plusieurs galeries, j’avais eu plusieurs prix de peinture. Ce qui me permettait de vivre. Comme j’avais exposé dans plusieurs galeries, sans doute que des étudiants avaient vu mon travail. Quand il y a eu les évènements de mai 68, j’ai reçu la visite de plusieurs étudiants des Beaux-Arts qui m’ont dit: Monsieur on aime bien vos peintures et comme notre prof a donné sa démission de l’école, c’est une vraie anarchie qui règne là-bas. Nous on a pris le droit de choisir notre enseignement. Est-ce que vous voulez venir diriger notre atelier ? Avec ce que vous racontez et peignez, on sera sur la même longueur d’onde. Alors, je suis allé et j’ai dit : écoutez, je vais rester quelques jours pour voir si ça me plait hein votre ambiance. Et puis je suis resté 17 ans.”
Jacques Yankel fut pour ses élèves africains en général et ivoiriens en particulier, un vrai maitre qui les a aidés à exprimer leur personnalité. Sous sa bienveillante direction, les artistes ivoiriens poursuivent leurs expérimentations plastiques et développent une conscience collective. Pour mesure la force de son influence sur les artistes vohou, il faut noter que Samir Stenka a transmis le nom Yankel à son premier fils. Fils de peintre, Jacques Yankel se définit comme un vrai juif de la diaspora. Il pense que le destin juif est dans la diaspora. “Ce qui m’a fasciné, c’est que quand ils sont arrivés les premiers dont Kra et ses copains, c’est qu’ils y en a qui sont arrivés avec un tapa, littéralement un tapa crevé. Vraiment la matière dans laquelle ils travaillaient, qu’ils utilisaient là-bas et qu’ils avaient ramenée ici. Y’en a qui avaient des cauris qu’ils collaient dans les tableaux; y’en avaient qui avaient du sable; du sable de plusieurs couleurs. Alors ça m’avait fasciné qu’ils avaient une culture tellement prégnante qu’ils veulent transplanter jusque dans nos pays occidentaux. J’avais un respect extraordinaire pour ca.”
On peut considérer que ce séjour en France qui dure 2 à 4 ans selon les cas, constituera pour ces jeunes étudiants une belle opportunité de prendre confiance en eux-mêmes. L’expérience de l’extraterritorialité leur permet de se serrer les coudes et de cultiver une part commune de vécu qui, ajoutée à l’expérience de leur formation de base à Abidjan, leur propose un certain esprit. Au début des années 1980, l’un après l’autre, les stagiaires de l’atelier Yankel rentrent au bercail et lancent leur mouvement en 1983. “Quand on devait rentrer en 1979, nous avons tenu une petite réunion au cours de laquelle Monsieur Yankel a dit : si vous allez en Afrique et que vous voulez vous faire valoriser, mettez-vous ensemble pour travailler, si vous travaillez individuellement, vous ne vous ferez pas connaitre.” Non seulement, ils se rappelleront ce conseil, mais encore, ils l’appliqueront. La première exposition Vohou-Vohou est montée en 1985 au Centre Culturel Français (CCF) à Abidjan sous le titre Les Peintres Vohou-Vohou. C’est une exposition de groupe. Les artistes sont organisés en collectif. La même année, ils sont présentés au Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie à Paris. Cette montée en puissance du mouvement vohou-vohou soulève quelques vaques. l’exposition de 1985 à Abidjan a lieu au CCF, une institution puissante dont Georges Courrèges le très médiatique directeur croit au mouvement vohou-vohou et le fait savoir.
A la vérité, le CCF soutient tout autant la peinture naive et les nouvelles formes d’expression culturelle africaine. “Les arts plastiques sont une vie propre, une vie intense, une vie qui secrète la vie… Et le CCF en est souvent la plaque tournante. C’est là que se discute avec passion souvent le dernier travail de tel artiste; c’est là que se trament les projets d’exposition (…) Les manifestations organisées depuis 1984 au CCF ont été le véritable point de départ de cette prise de conscience et affirmation de ce besoin de “vivre” des plasticiens”. Gérard Fromager en 1984, Jean-Michel Basquiat en 1986, la première exposition collective entre les deux, le Centre Culturel Français est de fait l’un des principaux opérateurs culturels de la Côte d’Ivoire des années 1980 à 2000. A la télévision, à la radio et dans la presse écrite, les tenants du Vohou-Vohou échangent des arguments contre James Houra, Monné Bou, Samir Zarour, les amitres ivoiriens de la figuration qui, au passage, accusent leurs cadets de cacher leurs lacunes en dessin sous le vernis de abstraction. Querelle de générations ? James Houra a donné sa version de l’histoire : “je ne suis pas d’accord quand on me présente comme un détracteur du Vohou. Qu’est-ce que le Vohou ? C’est le dénominateur commun commun aux artistes ivoiriens : le refus de l’académisme, la recherche d’une certaine africanité. Le Vohou , c’est ce qu’on peut appeler l’Ecole de Dakar ou le Poto-Poto. Le problème, c’est qu’à un moment donné, on s’est posé la question de savoir si certains savaient dessiner ou pas. j’ai donné mon point de vue là-dessus. Il s’est trouvé que ceux qui étaient en face de moi étaient parfois adeptes du Vohou, parfois pas du tout. “
Se sentant visés, Théodore Koudougnon, Nguessan Kra, Yacouba Touré ont donné la réplique. Selon Koudougnon, “le Vohou n’a jamais peiné devant les croquis (…) L’art figuratif et l’art abstrait n’ont d’artistique que leur pouvoir émotionnel. Et cela, les Vohou l’ont compris très tôt. Ce sont des spécialistes à qui on apprend plus à marcher. Ils font de l’art et non pas de la représentation. (…) Le Vohou suggère des formes sans chercher à reproduire quoi que ce soit. Ses formes, même si elles rappellent des formes de notre environnement immédiat, sont caractérisés par le style de l’artiste, par sa ligne poétique. Ses images sortent de ses tripes et offrent des possibilités illimitées. Ce sont des formes rêvées liées à des croyances ancestrales. Il s’inspire des masques, des perles, des gris-gris, du fétiche, etc. Aujourd’hui, le Vohou est beaucoup plus à la recherche de son identité spirituelle qu’à la confection des portraits et autres. Et, ceci lui apporte un équilibre moral.”
Article écrit par le Professeur Yacouba Konaté, entre autres enseignant-chercheur dans diverses universités, critique d’art et notamment ancien de l’Association Internationale des Critiques d’art, haut fonctionnaire dans le cadre de la Biennale de Dakar 2012.