La modernité, le modernisme et la place de l’Afrique dans l’Histoire de l’art à notre époque – Part II

Modernité, modernisme et place de l’Afrique dans l’Histoire de l’art à notre époque, c’est autour de cette question que l’artiste, l’activiste, écrivain, éditeur et curateur Rasheed Araeen a brossé la trajectoire effacée de l’artiste, écrivain et penseur sud-africain Ernest Mancoba dans une communication qui reste d’actualité vingt-ans après.

Aujourd’hui, nous vous proposons la partie 2 de sa réflexion.

Ernest Mancoba, « Composition », 1940. Huile sur toile, 59.5 x 49.5 Private Collection. Image : Third Text Journal.

Une lettre ouverte aux penseurs, théoriciens et historiens de l’art africains

Chaque fois et partout où l’on rencontre le débat sur l’Afrique et ses réalisations culturelles, on entend toujours la même voix qui se répète : l’Occident a fait ceci, l’Occident a fait cela… l’Occident a ignoré et continue d’ignorer la vraie grande contribution de l’Afrique à la civilisation humaine. Lorsque l’attention de l’Occident porte enfin sur cette contribution il ne la comprend pas bien, la représente mal ou essaye de la marginaliser en la situant dans un passé moribond. Ces plaintes sont bien sûr justifiées, étant donné le pouvoir continuel de l’héritage colonial. Mais pourquoi s’attend-t-on à ce que l’Occident fasse ce qui est contraire à ses propres intérêts, ce qui est contre ses ambitions continuelles et son besoin de perpétuer sa domination ? Pourquoi l’Occident ferait-il le travail que les Africains eux-mêmes devraient faire ? Les Africains ne sont-ils pas alors en train de gaspiller leurs ressources créatrices dans ce qui est maintenant devenu un discours facile de plaintes et de rhétoriques contre l’Occident ?

Mon intérêt est spécifiquement axé sur la contribution de l’Afrique au modernisme dans le domaine des arts plastiques. Il est souvent dit que cette contribution a été ignorée et exclue de l’histoire de l’art moderne. C’est vrai. Mais quelle est la contribution de l’Afrique au modernisme, à part ce qui lui est reconnu comme rôle dans le Cubisme, le Surréalisme et j’en passe ? Les travaux de plusieurs artistes, d’Aina Onabulu du Nigeria aux artistes mondialement reconnus d’aujourd’hui, sont donnés en exemples pour les réalisations modernes de l’Afrique. Mais la simple mention de ces réalisations est-elle suffisante, si on ne montre pas ce qu’elles signifient pour l’Afrique et/ou pour les idées essentielles contenues dans le modernisme, pour revendiquer une place pour l’Afrique dans l’histoire officielle ?

L’histoire moderne de l’art est bâtie et légitimée en fonction d’innovations, formelles, entre autres, qui produisent des mouvements successifs d’une période à une autre, donnant naissance à la production constante d’idées nouvelles qui sont fondamentales à la dynamique du système. Pour que l’Afrique se crée une place dans l’histoire du modernisme elle doit montrer qu’elle a intégré le système et qu’elle contribue à sa marche globale. C’est une malchance pour l’Afrique qu’elle ait en effet réalisé cela, ses historiens de l’art n’en sont ni conscients, ni capables d’en saisir la portée historique.

Jetons à nouveau un coup d’œil sur l’œuvre d’Ernest Mancoba, à titre d’exemple. Son œuvre est bien connue, mais personne n’a daigné lui porter l’attention qu’elle mérite. Personne n’a offert une analyse critique ou une lecture de son œuvre qui reconnaitrait de manière significative sa portée historique. Ce serait faire preuve de naïveté de s’attendre à ce que ce travail soit fait par les critiques et historiens de l’Occident. Comment le pouvaient-ils sans gêner non seulement la perception de l’Autre, mais sans aussi démanteler le socle philosophique même de l’histoire de l’art moderne eurocentrique sur lequel leur propre pouvoir est basé ? La compréhension de l’œuvre de Mancoba est donc fondamentale à la compréhension de l’Afrique sur la question du modernisme.

Lorsque nous nous penchons sur l’œuvre réalisée par Mancoba en 1940 et intitulée Composition, qu’est-ce que nous y trouvons ? Est-ce simplement un mélange d’iconographie africaine et d’une technique moderniste ? Ou est-ce beaucoup plus ? Un regard qui ne peut pas pénétrer et aller au-delà du niveau sensuel de l’œuvre pour atteindre son niveau structurel ou formel ne pourra pas comprendre son importance réelle. Donc, intéressons-nous à sa structure, à la manière dont les éléments sont arrangés et regroupés dans un espace rectangulaire ainsi que les couches de peinture rigoureuses et rudes avec lesquelles ces éléments sont traités. Est-ce qu’elles n’indiquent pas quelque chose d’inhabituel, une façon extraordinaire de peindre en 1940 ? Ce qui ressort de tout cela n’est pas simplement une rencontre ordinaire avec le modernisme, mais une rencontre qui interpelle ce qu’elle rencontre, produisant une forme dont l’importance ne se trouve pas simplement dans son africanité mais, encore plus important que cela dans sa temporalité et son historicité. Lorsque cette forme, avec sa structure symétrique et ses coups de peinture expressionnistes est entièrement analysée et placée systématiquement dans la temporalité qu’il a produite, on comprend alors sa portée historique réelle.

Si la Composition de Mancoba est une œuvre moderniste, où devrait-on la placer ? Devrait-on la placer dans le contexte de ce qui a poussé Mancoba à quitter l’Afrique du Sud et à partir en Europe et ce qui l’a poussé à peindre ce tableau à Paris ? L’aurait-il peint s’il était toujours en Afrique du Sud ? Et pendant qu’on y est, Picasso aurait-il peint Les Demoiselles d’Avignon s’il se trouvait toujours en Espagne ? La réponse à ces deux questions est non, parce que ni l’Afrique du Sud, ni l’Espagne ne leur aurait fourni les contextes nécessaires pour une expérience vécue avec le genre de connaissances qui aurait stimulé leur imagination à créer leurs œuvres respectives. Si nous reconnaissons l’importance de Picasso dans sa situation entre ce qu’il y avait dans le modernisme avant et ce qu’il y eut après lui en raison de son articulation de cette situation, il n’y a alors pas de raison de ne pas appliquer la même approche à l’œuvre de Mancoba.

Si Mancoba n’avait pas suivi un mouvement, genre ou style déjà établi, et s’il n’avait pas été influencé par l’œuvre d’un artiste quelconque, alors nous n’aurions pas d’autre choix que de déclarer l’originalité de son œuvre. Et si alors nous étudions ce qui s’est passé quelques années après son œuvre et trouvons un type d’œuvre nouveau portant des signes déjà présents dans l’œuvre de Mancoba, nous pouvons alors affirmer que Mancoba fut un précurseur ou un pionnier pour ce qui a été créé ultérieurement : l’Expressionnisme Abstrait aux Etats-Unis et l’Informel en Europe – même s’il n’y a aucune preuve qu’il ait influencé ces mouvements. Ce que j’essaye de dire est que l’œuvre de Mancoba peut représenter une avancée historique au sein de la grande tradition du modernisme.

Cette brève médiation sur l’œuvre de Mancoba ne peut, bien sûr, pas établir son rang historique. L’objectif de cette lettre est de pousser les Africains à prêter plus d’attention à l’œuvre de Mancoba parce qu’elle indique quelque chose de beaucoup plus important que ce que nous avons jusqu’à présent compris. Elle exige non seulement un discours critique et son soubassement théorique beaucoup plus rigoureux, mais aussi une remise en question des canons historiques établis en art. Cette tâche doit être entreprise par les Africains eux-mêmes, parce qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce que l’Occident poursuive des recherches sur un sujet qui pourrait démolir le socle même sur lequel repose le mythe de sa suprématie. L’œuvre de Mancoba avait été, bien sûr, cachée par l’apartheid sud-africain. On ne lui permit pas d’avoir l’attention qu’elle méritât, pour les raisons évidentes, qu’une pareille réalisation pour un artiste noir aurait démoli tout ce qui fondait et justifiait l’apartheid. Bien que cela devrait maintenant constituer la priorité des historiens de l’art en Afrique du Sud d’étudier cette affaire, et de revendiquer ce qui, pour moi fut une réalisation extraordinaire d’un sujet « colonisé », elle devrait concerner tous ceux – Africains ou pas – qui cherchent la vérité. La réalisation de Mancoba est un pied de nez à toutes les oppositions binaires que le colonialisme a élaborées Blanc/Noir, Colonisateur/Colonisé, Moi/L’Autre, Moderne/Primitif, etc., – et cet héritage continue de compromettre la liberté du sujet libéré post-colonial en lui refusant une place dans la généalogie de la grande tradition du modernisme. Mancoba n’a pas seulement remis en cause ces oppositions binaires, il les a démolies. Sans une poursuite de cette remise en cause, l’Afrique ne pourra pas revendiquer, ce qui, pour moi, constitue son unique réalisation dépassant tout ce qui a pu être fait par le reste du monde colonisé.

En conclusion, je dirais qu’il ne suffit pas de lancer un appel à l’Occident pour qu’il change ses vieilles habitudes, ou d’essayer de prouver à l’Occident la portée de ce que l’Afrique a déjà accompli. Ce dont nous avons besoin au contraire, ce sont de nouvelles idées philosophiques capables non seulement d’exposer et de faire face à l’inhumanité de la vision eurocentrique mais qui peuvent aussi donner une nouvelle présentation de la modernité afin que celle-ci devienne un passage pour la libération de l’humanité, pas seulement en Afrique mais partout au monde. Ce n’est qu’ainsi qu’on pourra bâtir un avenir authentique pour l’art moderne en Afrique qui soit non seulement intégré aux besoins sociaux des multiples sociétés mais leur offre aussi une vision qui soit unique et sienne.

Article présenté par l’artiste, l’activiste, l’écrivain, l’éditeur et le curateur Rasheed Araeen dans une communication intitulée « La Modernité, le Modernisme et l’Avenir de l’Art en Afrique », lors d’un séminaire de l’Association internationale des critiques d’art (AICA), à Dakar, au Sénégal, du 25 juin au 3 juillet 2003.

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