Modernité, modernisme et place de l’Afrique dans l’Histoire de l’art à notre époque, c’est autour de cette question que l’artiste, l’activiste, l’écrivain, l’éditeur et le curateur Rasheed Araeen a brossé la trajectoire effacée de l’artiste, écrivain et penseur sud-africain Ernest Mancoba dans une communication qui reste d’actualité vingt-ans après.
Le postcolonialisme et le syndrome de la dépendance
Ce serait axiomatique de dire que la modernité est arrivée en Afrique comme une partie intégrante du colonialisme, mais ce que je trouve vraiment intéressant, c’est le paradoxe qui a inverti l’ambition première du pouvoir colonial. Si cette ambition de la modernité avait été de transformer une partie de la population africaine en serviteurs loyaux de l’administration coloniale, elle a aussi dans le même temps ouvert les portes de la conscience moderne qui’ à son tour, produit cette Afrique moderne et indépendante que nous connaissons aujourd’hui.
La lutte de l’Afrique pour l’indépendance, comme un peu partout dans le monde colonisé, ne fut pas seulement pour l’autodétermination politique, il était aussi pour que son peuple soit libre de toutes les structures de domination et d’oppression. Ce n’est que lorsque les peuples sont libres d’user pleinement de toutes leurs ressources mentales et physiques qu’ils sont en mesure d’améliorer leurs conditions de vie et de créer leur propre culture moderne. Au fur et à mesure que les Nations Africaines arrivaient à la liberté, libérant les aspirations qui avaient été refoulées ou maintenus sous contrôle par les régimes sortants, il y eut une soudaine flambée de créativité nouvelle débouchant sur la modernisation des forces productives dans beaucoup de pays africains. Mais puisque les idées de la modernité avaient été importées en même temps que les moyens et l’expertise en matière de modernisation de l’Occident, cela a, à mon humble avis, créé un problème de fond de type philosophique par rapport à l’aspiration du continent à forger son identité post-coloniale, sa propre vision moderne du monde.
L’Afrique a maintenant acquis tout ce qui lui est nécessaire pour faire partie du monde moderne. Elle a des usines modernes, des avions, des lignes aériennes, des voitures toutes neuves, des cars et des camions, des radios et des télévisons en couleur, des lecteurs vidéo, des ordinateurs et des cellulaires, des cyber cafés et des jeux électroniques, des hôtels modernes avec toutes les installations qu’on trouverait à Londres, à Paris, ou à New York, des produits alimentaires importés, Coca-Cola et des hamburgers, etc, etc. ce que je veux dire ici, c’est qu’elle n’est pas à la traine au niveau de l’acquisition de ce qui est requis pour être une société de consommation moderne. Ce ne serait pas en effet une surprise si on découvrait que c’était la norme chez les enfants des familles riches de se promener avec des habits importés de Paris tenant en main des téléphones mobiles dernier cri en mesure de transmettre des images. L’Afrique veut, apparemment avoir tout ce que l’Occident produit ou possède, sans se soucier que ce désir de tout importer soit conforme aux intérêts de l’Afrique ou non. Je ne dis pas que c’est mal pour l’Afrique de désirer ou d’avoir toutes ces choses, mais quelles sont les conséquences d’un désir qui ne fait que consommer mais est incapable d’inventer et de produire quoi que ce soit lui-même ?
Vous pouvez bien vous demander ce que tout ceci à avoir avec l’art et la critique de l’art. ma réponse est, tout. Si nous sommes incapables de penser, d’innover et de produire pour nous-mêmes les choses les plus simples comme une boisson moderne et préférons consommer les produits des autres, comme du Coca-Cola, alors il y a quelque chose qui ne va pas quelque part. Ceci n’est peut-être pas un bon exemple puisque Coca-Cola n’est qu’une boisson. Peut-être bien, mais Coca-Cola représente aussi un système de valeur. Sa popularité et sa consommation par les masses africaines symbolisent non seulement le fait qu’il ait adopté un système de valeur étranger mais aussi un état de dépendance postcoloniale de ses classes dirigeantes. Cela traduit une perception ou une vision d’être dans un piège. Cela ne veut pas dire là aussi que cette vision est par conséquent totalement improductive, mais elle ne peut pas s’élever au-delà des limites que cette dépendance impose à son sujet. Elle ne peut pas mettre l’accent ou/et réaliser ses propres potentialités de création à travers sa propre imagination et inventer quelque chose qui lui soit propre.
L’art concerne aussi la pensée, la perception, et la capacité d’innover et de créer. Il faut une imagination libre pour exprimer sa vision à travers un produit qui est original et a un profond sens social, pas seulement pour l’individu, mais aussi pour la communauté ou la société dont l’artiste est membre. Si le milieu socioculturel dominant au niveau d’une société ne représente pas ses propres valeurs spécifiques mais, au contraire, ne représente qu’une chose qui a été importée ou lui a été imposée de l’extérieur, il est alors difficile à l’artiste d’y échapper. Le problème principal du modernisme dans l’art en Afrique en général (je dis en général parce qu’il y a des exceptions auxquelles je m’intéresserai plus tard) semble être qu’il souffre du syndrome de dépendance, ce qui fait que l’artiste est en constante lutte pour rattraper son retard par rapport à ce qui se fait en Occident. Il y a bien sûr des œuvres d’art modernes qui paraissent profondément africaines mais cette apparence est trompeuse. Ce n’est souvent qu’un vernis mis sur un produit venant d’Occident.
Les choses n’ont cependant pas été faciles pour les artistes africains modernes. Ils s’étaient tout d’abord retrouvés face aux exigences du colonialisme, puis, après les indépendances, à l’héritage colonial, au manque de structures de soutien modernes à l’intérieur de l’Afrique, et lorsqu’ils migraient vers l’Occident, ils se retrouvaient face à l’institution qui les considérait toujours comme des « primitifs » ou comme les « autres ». S’ils s’insurgeaient contre cette perception, ils étaient ignorés ou sortis des livres d’histoire. Prenons par exemple, Ernest Mancoba de l’Afrique du Sud qui a passé la majeure partie de sa vie en Europe et fut un membre important de CoBrA. Il y a eu récemment une exposition majeure de CoBrA au Musée Stedelijk de Schiedam en Hollande. Lorsque je leur ai envoyé un e-mail pour voir si Mancoba faisait partie du spectacle, la réponse fut non. Cela ne m’a pas surpris, car ce qui est arrivé à Mancoba n’est ni inhabituel, ni unique. Chaque artiste africain, asiatique ou des Caraïbes qui ait jamais remis en cause la prédétermination de leurs subjectivités et ce qu’on s’attend qu’ils produisent comme œuvre d’art, a subi le même destin.
Les choses semblent avoir changé maintenant. Jusqu’à il y a dix ans de cela aucun artiste originaire d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes – et à un certain degré de l’Amérique latine- ne figurait dans les expositions internationales ou les biennales. Mais à l’heure actuelle, aucune grande exposition internationale n’a lieu sans la participation d’artistes en provenance de ces régions du monde. Qu’est-ce qui explique ce soudain changement ? il y a plusieurs explications, toutes en faveur ou contre le changement, ce qui rend l’affaire complexe. Mais on peut la simplifier en disant que c’est simplement la mondialisation de l’économie capitaliste combinée à l’expansion du marché de l’art et au multiculturalisme qui font qu’il y a toutes ces demandes d’œuvres d’art exotiques en provenance de partout dans le monde.
Le fait est bien que l’Afrique ait réussi son entrée dans le monde moderne, cela s’est largement fait, non pas selon ses propres termes ou en fonction de ses besoins sociaux. Elle a été entrainée de force dans le système mondial qui maintenant détermine et contrôle tout ce à quoi l’Afrique aspire, y compris au niveau de la création et de l’évaluation des œuvres d’art. mais le système ne peut pas marcher de manière efficace, s’il continue à ne s’occuper que de ses intérêts, sans montrer d’altruisme ou se soucier du bien-être des autres ; il doit créer un espace dans lequel les « autres » auront leurs rôles -ainsi que leurs récompenses. Et puisque le marché de l’art s’est développé et a diversifié ses activités en achetant et en vendant partout dans le monde, les portes ont été ouvertes pour certains artistes, des écrivains en art et des conservateurs africains -tout comme des Asiatiques et des Latino-Américains- qui ont accepté de servir le système. Par conséquent, certains artistes, écrivains et conservateurs qui se sont présentés comme les soi-disant représentants de ces régions du monde d’où ils sont originaires, ont en effet des carrières réussies à l’étranger. Mais à l’intérieur de l’Afrique, la situation reste précaire, confuse et déprimante. Privée ainsi du développement, à la fois, de ses ressources matérielles et intellectuelles en son sein même, elle n’a pas été capable de développer suffisamment ses propres institutions modernes. Sans ces dernières, il n’est pas seulement extrêmement difficile pour les chercheurs de faire leur travail et produire des idées qui fourniraient un cadre capable d’interpréter les travaux des artistes africains et de légitimer son importance socio-économique, mais l’Afrique devra aussi constamment se tourner vers l’Occident pour une reconnaissance et une légitimation de tout ce que ses artistes font. Comment cette situation pourrait-elle conduire au développement d’une vision artistique qui soit moderne et appartienne à l’Afrique ?
Tout ceci est bien sûr une généralisation qui ne respecte pas ce qui s’avère être un problème extrêmement complexe. L’Afrique est un grand continent qui comprend plus de cinquante pays indépendants, et les conditions varient d’un pays à l’autre, qui présentent des ressources et des niveaux de développement différents, et il serait déraisonnable de les mettre tous dans un même panier et de présenter une situation homogène. En outre, ce ne serait pas sage d’ignorer, malgré toutes les difficultés, les grandes réalisations de l’Afrique, surtout dans les domaines de la littérature moderne, du cinéma et de la musique. Beaucoup a été aussi fait au niveau des arts plastiques, mais on a besoin d’outils de critique pour revendiquer et célébrer ces réalisations. Toutefois, je sais, que beaucoup de travail original est entrain d’être fait au niveau des départements de philosophies et d’histoire de l’art dans toutes les universités d’Afrique, surtout au Nigéria et en Afrique du Sud.
Revenons maintenant à Ernest Mancoba pour illustrer mon propos qui met clairement en exergue le problème des arts plastiques et des discours de critique d’art et d’histoire de l’art qui leur sont associés. Mancoba représente un succès moderniste de l’Afrique avant l’heure. Mais combien savons-nous que c’était un succès ? Avons-nous un discours critique par lequel nous pouvons mesurer l’importance réelle de son œuvre ? Tous les articles que j’ai lus disent qu’il fut un membre important de du mouvement historiquement important du modernisme, CoBrA, mais qu’il a été ignoré et son œuvre historique fut ainsi sapée. Mais personne n’a rationnalisé cette ignorance à la lumière de la philosophie eurocentrique du modernisme. Si Mancoba a été ignoré et exclu de l’histoire parce que son travail constituait une menace à la trajectoire et à la généalogie historique de l’Eurocentrisme de la grande tradition du modernisme, pourquoi nous attendons nous à ce que l’Occident reconnaisse les réalisations de Mancoba -et en l’espèce celles d’autres artistes africains ? N’est-ce pas logique ou rationnel pour l’institution occidentale, étant donné que l’eurocentrisme est fondamental à la vision coloniale- fondée sur sa présumée suprématie sur les autres – de l’Occident qui se perpétue pour servir de de bouclier à toutes menaces sur cette vision ?
Je ne dis pas que nous ne devions pas affronter l’eurocentrisme du modernisme ? Mais pouvons-nous le faire simplement en identifiant le problème ou en élevant la voix contre l’Occident pour exiger qu’il change la situation ? Cela pourrait vraiment aider la carrière de ceux qui bâtissent une façade rhétorique d’accusation et de menace contre l’Occident mais derrière cette façade leur but réel est de servir le système qui prévaut. Ce carriérisme est en fait une menace énorme à l’élaboration d’idées critiques pouvant libérer le modernisme de son héritage colonial.
Cette histoire de modernisme n’est pas seulement une narration sur les différents mouvements et sur ses acteurs principaux, mais représente un ensemble d’idées philosophiques qui sous-tendent et légitiment son eurocentrisme. Ces idées remontent à la philosophie de l’histoire et à sa subjectivité formulées et rationalisées par les philosophes européens. Nous pouvons exposer et critiquer cette philosophie et montrer comment elle a servi l’idéologie du colonialisme, mais cela nous amènerait très loin. Même si nous produisons un savoir scientifique à travers lequel l’Afrique pour revendiquer les réalisations d’artistes comme Mancoba, et utiliser ses réalisations comme modèle pour la création d’une identité moderne pour l’Afrique, ce ne sera pas suffisant pour leur revendiquer une place dans l’histoire de la grande tradition du modernisme.
La modernité a commencé son voyage en Europe, et à mi-chemin dans sa conquête du monde, elle s’est transformée en un instrument pour des barbares. Mais il y avait le revers de la médaille qui consistait en la promesse d’un monde meilleur dans lequel tous les êtres humains seraient égaux et cette égalité serait réalisée avec les idées rationnelles du progrès. La faim, la pauvreté, la maladie seraient éliminées partout avec le progrès de la science et de la technologie. Mais est-ce que la modernité a tenu ses promesses ? Si la réponse est non, alors nous devons étudier son échec. Est-il dû aux idées elles-mêmes ou bien à cause d’un système qui a utilisé ses idées pour ses seuls intérêts ? Si ces idées de modernité sont prises au piège dans un système de domination et d’exploitation, alors il n’est pas nécessaire de le condamner en tant qu’eurocentrisme, il faut plutôt libérer ses idées de l’étau occidental.
Article présenté par l’artiste, l’activiste, l’écrivain, l’éditeur et le curateur Rasheed Araeen dans une communication intitulée « La Modernité, le Modernisme et l’Avenir de l’Art en Afrique », lors d’un séminaire de l’Association internationale des critiques d’art (AICA), à Dakar, au Sénégal, du 25 juin au 3 juillet 2003.