Le vohou-vohou, ce courant artistique que d’aucuns tiennent pour l’école d’Abidjan, a pris son envol au début des années 1970, puis défrayé la chronique pendant les années 1980. Dans la thèse qu’il lui a consacrée, Nguessan Kra um membre de l’atelier-berceau du mouvement qu’il contribua à défendre et à illustrer, indique : « le vohou-vohou n’est ni un style, ni une école ; c’est un esprit. » L’une des questions que soulève cette assertion est : qu’est-ce qui donne forme et consistance à cet esprit au point où, échappant aux risques de l’évanescence, il a pu apparaitre pour l’école ou le style qu’il n’est pas, et qu’il n’a jamais été ? A quelles dynamiques culturelles se rapporte cette page de l’histoire de l’art en Côte d’Ivoire ?
Esprit : le récit des origines
James Houra a donné de ce courant, l’une de ses définitions les plus contextualisées : « le vohou-vohou est l’expression du refus de la peinture précieuse occidentale et du rejet du dessin académique. Ces refus et rejets se manifestent dans les œuvres par l’utilisation de matériaux de récupération locaux (cendre, sable, tapa, feuilles et écorce d’arbre, cauris, plumes d’oiseaux et par l’intégration du graphisme et de certains motifs de l’art traditionnel (losange, triangle, cercle, cuve, etc.). »
Le vohou-vohou est un art d’école : un art des nouvelles élites intellectuelles qui dans un retournement critique, remettent en question une partie de leur formation. Des analyses concordantes en situent l’émergence en 1971, à l’école des Beaux-Arts, c’est-à-dire au cœur du système de l’art occidentalisé en Côte d’Ivoire. Un voisin trouve ouverte la porte de l’atelier de peinture de l’école des Beaux-Arts, et il entre sans frapper. Un bric-à-brac inouï lui saute à la figure et il s’interroge, il s’exclame : « C’est quoi ça ? Mais c’est du vohou-vohou ! » Entendez : « ordures, n’importe quoi ! » Effectivement, côté cuisine, notamment cuisine du pauvre, il y a souvent de grosses épluchures. Le terme parle « gouro », une langue locale au diapason des réquisits endogènes de la démarche dominante dans l’atelier. Il est facile à retenir et il sonne comme un slogan. Personne ne se doute alors que cette exclamation vient d’inscrire un mot, un thème dans l’histoire de l’art moderne en Côte d’Ivoire.
Les étudiants de l’atelier assument. Ils reprennent la pierre mais ne la rejettent pas à l’expéditeur. Belle sagesse, car, plus vous protestez contre un surnom, plus il vous colle à la peau, et en définitive, il vous atteint chaque fois comme une gifle. Cette pratique de l’insulte boomerang 2 rappelle comment Césaire, Senghor et quelques autres, avaient repris et retourné la charge du terme « nègre » pour créer le concept de la négritude. Cette métamorphose d’une catégorie infamante en un bonnet de fierté autorise à présenter le vohou-vohou comme une déclinaison du mouvement de la négritude, d’autant plus qu’en première ligne des encadreurs du mouvement, se trouvent des Antillais qui vivent leur rapport à l’Afrique comme un ressourcement.
Sur les raisons de l’entrée en force des « n’importe quoi » dans l’atelier de peinture, plusieurs versions se chevauchent. Celle de Nguessan Kra sur l’univers et l’ambiance de l’époque. « A l’atelier, Monsieur Hélénon acceptait que nous récupérions tout ce que se trouvait sur notre passage pour faire de l’art. Quelques-uns avaient exagéré. Ce que le balayeur allait jeter en bas dans les poubelles sous le grand kolatier le matin, à midi, tout se retrouvait dans notre atelier. C’est ainsi que les élèves de l’école des Beaux-Arts, notamment un monsieur, un jeune qui était en architecture, a dit : « vous-là, vous ne faites pas de l’art, vous n’êtes pas de vrais étudiants. Vous êtes des Vohou. »
Pour sa part, Youssouf Bath, un autre protagoniste du mouvement souligne des faits de pénurie. « Je suis rentré à l’école des Beaux-Arts dans les années 70. A cette époque, l’école distribuait à tous les étudiants tout le matériel nécessaire pour le travail. Mais, au cours de l’année 70-71, il y a eu pénurie. Les étudiants ne bénéficiaient plus de matériel et devaient se débrouiller pour peindre. Être à l’école des Beaux-Arts sans bourse et surtout pour nous issus de familles très pauvres, c’était pénible. C’est dans ce contexte que le professeur Serges Hélénon qui servait au Mali, a été affecté à l’école des Beaux-Arts d’Abidjan en 1969-1970. Nous étions ses premiers étudiants. Ce dernier nous conseilla, puisque nous nous n’avions plus la possibilité d’avoir le matériel de l’école, d’aller dans la nature et de récupérer tout ce que nous voulions pour le ramener dans notre atelier, le rassembler et sortir des choses nouvelles, une culture nouvelle. Quand nous nous sommes mis à travailler avec du sable, du bois, de l’argile, du charbon, cela a provoqué un tollé dans l’établissement. A cette époque, tous les professeurs de l’école disaient que ce n’était pas de l’art. Mais, le professeur Hélénon nous a encouragés à aller encore plus loin. »
Dogo Yao, le premier directeur de l’Ecole des Beaux-Arts récuse cette version. « A cette époque, on recevait tout le matériel de la France. C’est plutôt nous (Lattier et moi) qui avons voulu affranchir notre enseignement des techniques et canons importés, en encourageant implicitement les élèves qui faisaient des recherches avec des matériaux locaux. » Effectivement, la question de la recherche est au cœur du débat, elle croise celle de la pédagogie. « Avant l’avènement du vohou-vohou, les méthodes d’enseignement de l’école des Beaux-Arts consistaient à faire recopier aux élèves des méthodes d’œuvres occidentales ; c’est-à-dire qu’on dessinait des plâtres, on faisait de la nature morte. Il y régnait une forme d’occidentalisme exagéré qui mettait l’élève en marge de sa propre société. »
Par son parti pris pour une esthétique qui se voulait à la fois expressive et ancrée dans le terroir, le courant vohou-vohou contribue dès le début des années 1970 au renouvellement des formes de la création plastique en Côte d’Ivoire. Joseph Anouma, artiste peintre et graveur compte au nombre des étudiants de la fin des années 1960. Il décrit la mouvance artistique prégnante à cette époque comme suit : « après avoir échoué lamentablement aux épreuves du Certificat d’Aptitude à la Formation Artistique (CAFAS) en 1969, et comme éveillés par les geysers d’un cumulo-volcan, nous avions éjecté cet enseignement classique, ayant compris que de l’autre côté, ceux qui évaluaient les épreuves étaient enclin à l’exotisme. Avec Oliko Djegnan et votre serviteur, nous avions été les chefs de file d’une nouvelle donne qui incitait à introduire des matériaux locaux dans le traité de nos images (exemples : le rotin, l’écorce de bois, les écailles de poissons, le sable, la latérite, etc.) »
Effectivement, les témoins de l’époque associent le nom d’Oliko à l’esthétique de la matière. Oliko la matière et ses collègues font donc figure de précurseurs du mouvement vohou-vohou. Le témoignage de Joseph Anouma apporte des informations importantes : l’esthétique de la matière qui prévaudra au début des années 1970 à l’école des Beaux-Arts est partie prenante des principaux débats de la période et dont les termes sont : selon quels critères les travaux des élèves sont-ils évalués ? Que faire de la demande latente d’exotisme ? le Vohou-vohou partage donc le souci de peindre d’une manière telle qu’elle ne donne pas matière à quolibet, à exotisme ou à académisme.
L’esprit vohou-vohou monte en réaction contre « les techniques d’expressions scolaires et empruntées à autrui ». Modestes, les vohou ne revendiquent aucun titre d’exclusivité en matière technique. « Aucun membre du Vohou ne réclame la paternité de l’utilisation des matériaux locaux. En Europe, comme ailleurs, certains peintres avaient utilisé des objets hétérogènes dans leur toile. Mais l’originalité du Vohou-vohou, c’est l’origine des matériaux, leur association dans l’espace et les sentiments qu’ils évoquent. » Ainsi parle Koudougnon, l’un des représentants les plus résolus du mouvement. Effectivement, ce peintre n’a aucun problème avec les tubes de peinture occidentale. Il y recourt aussi souvent qu’il concocte des cocktails-maison surprenants. Badigeonnées de ragouts d’argiles, de bouse de vache, aspergées de jus qui tachent à vie, les toiles de Koudougnon enclenchent irrésistiblement des sensations intimes. Quant à Ibrahima Keita, il opère plutôt avec des coupures de presse qu’avec des matériaux du cru. Dans ses tableaux, les titres incisifs des journaux font craquer la transparence de la peinture.
Le vohou-vohou fait son nid dans la matière. Or rappelez-vous le mot de Nguessan Kra : le vohou-vohou est un esprit. Esprit, en effet le vohou-vohou l’est dans son exigence de rupture. Il est lui-même un point de non-retour à partir duquel, les artistes chargent leurs créations d’éléments du milieu. Dans le même temps, ils renoncent tendancieusement à la figuration pour se vouloir résolument des virtuoses de l’abstrait. Ont-ils compris qu’il était temps d’affiner la sensation, de la dématérialiser, de la spiritualiser, de pousser l’œuvre au-delà du fait de la représentation, c’est-à-dire vers l’idée qu’elle se développe le plus près possible de son concept ?
Article écrit par le Professeur Yacouba Konaté, entre autres enseignant-chercheur dans diverses universités, critique d’art et notamment ancien de l’Association Internationale des Critiques d’art, haut fonctionnaire dans le cadre de la Biennale de Dakar 2012.