A tout juste 40 ans, le peintre sénégalais Alioune Diagne a déjà représenté son pays dans les plus grands évènements d’art du monde et notamment à la Biennale d’Art de Venise. Fondateur d’un style unique qu’il qualifie lui-même de Figuro-Abstro, l’artiste pose, avec succès, son regard d’observateur engagé sur le monde qui nous entoure à travers des thèmes comme la place des femmes dans les sociétés africaines, la spoliation des ressources halieutiques en Afrique, la pauvreté grandissante à l’échelle mondiale, les dangers liés aux migrations clandestines, le racisme, la transmission.
Aussi, à l’entame d’une nouvelle série d’entretiens avec les artistes majeurs de la scène artistique africaine et de sa diaspora, asakan est allé à la rencontre de cet homme passionné depuis son enfance par l’Art et dont l’humilité donne aussi matière à penser.

Asakan : Pouvez-vous nous parler de votre parcours en quelques mots?
Alioune Diagne : Depuis mon enfance, je n’ai jamais arrêté de dessiner, sans imaginer au départ que ça pourrait devenir un métier. C’était quelque chose d’évident et d’instinctif et ma manière de m’exprimer. À l’école, je recopiais les leçons sur le tableau je décorais les maillots de foot de mes camarades.
Plus tard, j’ai quitté mon village, Kaffrine, pour étudier à l’École Nationale des Arts de Dakar, où j’ai appris énormément de techniques. J’ai ensuite développé ma carrière et mon style artistique propre entre le Sénégal et la France.
Depuis une dizaine d’années, je réalise des expositions notamment dans des institutions en Europe et au Sénégal. L’un des moments forts de mon parcours est la Biennale de Venise en 2024. J’ai eu la chance de représenter mon pays durant cet évènement majeur de l’art contemporain ; et d’y ouvrir le premier pavillon sénégalais. Et en mars 2025, je suis ravi d’inaugurer ma première exposition en terre américaine à la Galerie Templon de New-York.
Asakan : Que pensez-vous de l’art ? Et de l’art contemporain ?
Alioune Diagne : J’ai découvert l’histoire de l’art assez tard, d’où je viens il n’y avait pas d’accès à cette culture. Je suis convaincu que c’est une source d’enrichissement incroyable : se retrouver face à une œuvre, découvrir son histoire, son sens, et ressentir les émotions qu’elle suscite est une expérience unique.
Quant à l’art contemporain, il me passionne parce qu’il reflète aujourd’hui une multitude de sensibilités, de visions et d’engagements.
Asakan : Comment est née votre passion pour l’art ? Que signifie, pour vous, « être artiste » ?
Alioune Diagne : Ma passion pour l’art est instinctive. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu besoin de dessiner. La peinture et le dessin ont toujours été mes moyens d’expression. Quand quelque chose m’interpelle et que je souhaite partager, je le mets sur mes toiles. Aujourd’hui je suis artiste, et c’est pour moi une immense opportunité de partager mon style et ma vision, en abordant des thèmes qui me tiennent à cœur. Car, à mes yeux, être artiste, c’est à la fois susciter des émotions et amener chacun à réfléchir sur le monde qui nous entoure.
Asakan : Justement comment créez-vous ? C’est-à-dire quelles sont les différentes phases de la réalisation d’une de vos œuvres ?
Alioune Diagne : Je m’immerge dans les scènes de la vie quotidienne, aussi bien dans mon pays qu’au fil de mes voyages.
À l’atelier, je m’appuie sur des scènes qui m’ont marquées et commence par tracer des lignes et composer des esquisses sur plusieurs toiles de lin tendues. Je travaille souvent sur plusieurs œuvres en parallèle, développant ainsi des projets artistiques avec des œuvres qui se font écho. Ensuite, je prépare mes couleurs et mes nuances, puis je remplis la toile avec mes signes, créant peu à peu une image figurative qui peut parfois tendre vers l’abstraction.

Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC © Photo : Laurent Edeline.
Asakan : Par le biais de votre art, quelles idées défendez-vous ?
Alioune Diagne : Il y a beaucoup de sujets qui me tiennent vraiment à cœur et que je défends à travers mes tableaux.
Par exemple, j’ai souvent abordé la question de la spoliation des ressources halieutiques en Afrique, en soulignant comment des puissances étrangères, grâce à leurs licences de pêche, pratiquent la surpêche dans des eaux comme celles du Sénégal. Cette exploitation excessive provoque une pénurie de poissons que je souhaite fermement dénoncer.
Dans mon travail, je montre aussi les conséquences de cette situation, notamment en représentant les pêcheurs qui, faute de ressources, se retrouvent à devenir passeurs ou migrants eux-mêmes. L’une de mes expositions, intitulée Seede, qui s’est tenue à Paris en janvier 2024, portait justement sur la thématique des migrations clandestines en Méditerranée. À travers ces scènes de voyage en mer, je veux faire prendre conscience des dangers que représente l’immigration illégale et montrer à quel point l’indifférence des gouvernements pousse de nombreuses personnes à risquer leur vie faute d’alternatives.
J’essaie également d’alerter la jeunesse sénégalaise et africaine dans son ensemble, à la fois sur les risques de l’émigration et sur la dure réalité qui les attend une fois immigré clandestinement en Europe. Je peins souvent le quotidien des « modou-modou », ces travailleurs sénégalais immigrés, contraints de vivre de petits boulots souvent non déclarés.
Pourtant, malgré ces thèmes difficiles, j’essaie toujours de laisser place à l’espoir dans mes toiles, notamment grâce à des scènes de sauvetage.
De même, mes peintures abordent d’autres sujets qui me préoccupent, comme le racisme, la pollution ou encore l’épuisement des ressources.
En parallèle, je tiens toujours à mettre en lumière des valeurs qui me sont chères : la transmission des traditions, l’importance de l’éducation, les liens entre les individus, et surtout la force des femmes. Les femmes africaines et sénégalaises en particulier, jouent un rôle clé dans la société, notamment sur les marchés, ces lieux si vivants qui reflètent toute la richesse de la culture sénégalaise.

Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC. © Photo : Laurent Edeline.

Pirogue et Acrylique sur toile, Dimensions variables
Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC.

Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC. © Millot.

Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC. © Photo : Laurent Edeline.
Asakan : Quelles sont les sources d’inspiration, les influences qui alimentent vos recherches ?
Alioune Diagne : Ma première source d’inspiration, c’est le Sénégal, mon pays. Je puise beaucoup dans les scènes de vie à Dakar ou dans les villages, en particulier dans les marchés. Je m’inspire de ces ambiances qui reflètent vraiment la force des liens entre les gens et leurs interactions.
Quand je voyage à l’international, j’aime observer comment la diaspora africaine vit à travers le monde. Mais même dans mon propre pays, j’aime voyager à la découverte de différentes régions et traditions. Cela me passionne et nourrit constamment mon travail. Ce type de voyage a notamment donné naissance à l’une de mes expositions au musée des Beaux-Arts de Rouen en 2024.
Asakan : Décrivez nous une œuvre au choix de votre iconographie ?
Alioune Diagne : J’ai réalisé par exemple le tableau Immigrant Children pour le projet Bokk-Bounds du Pavillon du Sénégal à la Biennale de Venise, où je montre de près le sauvetage en mer d’un groupe de migrants. Je prolonge ainsi le travail commencé avec mes expositions précédentes, comme « Ndox-Glint » au Musée des Beaux-Arts de Rouen entre septembre 2023 et mars 2024, et « Seede » à la Galerie Templon en janvier 2024, qui abordaient déjà la question des migrations maritimes et des pêcheurs devenus passeurs.
Dans Immigrant Children, le tableau est rempli de signes, selon ma technique du Figuro Abstro. Ainsi, quand on se tient très près, l’œuvre paraît presque abstraite, mais à mesure qu’on s’éloigne, on voit peu à peu une scène particulièrement poignante se recomposer. J’y déroule le sauvetage d’enfants et de nourrissons pour illustrer l’avenir incertain auquel font face de nombreuses familles africaines, et je dénonce aussi l’image idéalisée de la vie en Europe. Cependant, malgré la gravité du sujet, j’y ai laissé une note d’espoir à travers le geste du sauvetage, afin d’exprimer ma foi en l’humanité, même dans les moments les plus sombres.

Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC. © Photo : Laurent Edeline.
Asakan : Comment avez-vous commencé à faire connaitre votre travail ?
Alioune Diagne : J’ai commencé à faire connaître mon travail en participant à des expositions collectives et en réalisant des expositions personnelles au Sénégal, en France et en Italie. J’ai enchaîné les événements artistiques tels que des biennales ou autres foires. Tous ces événements ont contribué à donner plus de visibilité à mon travail et à accélérer le développement de mes projets d’exposition. C’est également à travers ces événements que j’ai fait des rencontres déterminantes.
Asakan : De toutes ces personnes qui ont remarquablement contribué à l’essor de votre carrière, à laquelle pourrez-vous rendre hommage ? Et pourquoi ?
Alioune Diagne : Je pense au curateur Massamba Mbaye, qui m’a accompagné dans plusieurs projets d’expositions. Il suit mon parcours de près et s’attache vraiment à le promouvoir. Son regard et son soutien, ont été essentiels pour faire évoluer mon travail et le faire connaître plus largement.
Asakan : Comment votre travail interpelle-t-il les publics néophytes et les jeunes publics ?
Alioune Diagne : Mon style, le Figuro Abstro, intrigue beaucoup les néophytes et les jeunes publics parce qu’il consiste à composer des scènes à partir de symboles abstraits, que j’appelle mes signes inconscients et qui semblent former un langage crypté. De près, on ne voit qu’une multitude de symboles, on se demande parfois s’il s’agit d’un alphabet. Mais en s’éloignant, l’image figurative se recompose peu à peu. Ce jeu visuel les pousse à s’arrêter, à regarder le tableau plus longtemps et, finalement, à s’intéresser davantage au thème ou à l’histoire que je raconte dans l’œuvre.

Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC. © Photo : Laurent Edeline.

Biennale de Dakar Courtesy de l’Artiste et TEMPLON, Paris-Bruxelles-NYC. © Photo : Guy Thimel.
Asakan : Quel est votre regard sur la scène artistique africaine et son évolution ?
Alioune Diagne : Je ne cesse de constater à quel point la scène artistique africaine est en plein essor et suscite de plus en plus d’intérêt à l’échelle internationale. Il y a une reconnaissance croissante de grands artistes du continent, et plus globalement, la présence des artistes africains se renforce au fil des grandes manifestations artistiques internationales, ce qui me réjouit particulièrement. Je vois de nombreuses initiatives internationales qui mettent en lumière la scène africaine et la font découvrir à un public toujours plus large.
Je suis aussi heureux de voir se développer des initiatives sur le continent, comme de nouveaux musées et des manifestations à l’image de la Biennale d’Art Contemporain Africain de Dakar, qui, à chaque édition, gagne en importance.
Néanmoins, il y a un point qui me tient à cœur : je ne pense pas qu’on doive réduire un artiste à une « étiquette » africaine, asiatique ou autre. Pour moi, un grand artiste est avant tout un artiste, qui porte en lui son pays d’origine, ses valeurs et son parcours, mais qui ne se définit pas uniquement par cela. Les étiquettes peuvent devenir des effets de mode, alors qu’un artiste devrait être avant tout apprécié pour la force de son travail.
Asakan : Vos projets actuels ou à venir ?
Alioune Diagne : Je suis très heureux de l’ouverture prochaine de Jokkoo à la Galerie Templon, le 6 mars. C’est une exposition individuelle que je prépare depuis plus d’un an. Elle est centrée autour de la thématique de la rencontre et l’échange ; et est un véritable dialogue entre les cultures sénégalaise et américaine, un espace où elles se font écho et interagissent l’une avec l’autre.
Alors que « Jokkoo » n’est pas encore inaugurée, je travaille déjà sur un autre projet qui me tient à cœur depuis plusieurs années.
Asakan : L’art est-il si important dans nos vies ?
Alioune Diagne : Oui, clairement. Découvrir des œuvres d’art permet de s’évader, de s’ouvrir sur le monde et de ressentir des émotions fortes, etc… Et pour l’artiste, créer, cela lui permet justement d’exprimer des émotions ou faire passer des messages qu’on ne pourrait pas forcément exprimer autrement.
Etre face à l’art nous reconnecte à nous-mêmes, mais aussi aux autres, parce que l’art touche l’humain dans ce qu’il a de plus universel.
Asakan : Quelques conseils que vous donneriez à de jeunes artistes qui souhaitent faire carrière dans les arts visuels ?
Alioune Diagne : Je pense que se former, que ce soit dans une école d’art ou grâce à des ateliers et des stages, est essentiel pour acquérir de solides bases techniques. Il est ensuite nécessaire de vraiment trouver son propre style, sa signature pour se différencier.
Voyager, sortir des sentiers battus, renouveler constamment ses sources d’inspiration et s’informer sur ce qui se fait dans le monde sont aussi primordiaux.
Enfin, je pense qu’il faut toujours garder son esprit ouvert, nourrir sa créativité et qu’il est aussi important de mettre de soi dans chaque œuvre car c’est ce qui touche le public.
Pour plus d’informations sur le travail d’Alioune Diagne,
- Son site internet
- Le site internet de sa galerie
- Son compte Instagram.
La Rédaction.