Photographe, fondatrice et coordinatrice de Tilawin Project, Liasmine Fodil, lauréate de la 1ère édition du Prix Traversées Africaines en 2023, scrute passionnément son environnement à travers sa pratique artistique pour tenter de comprendre son fonctionnement et d’interroger la condition des femmes avec cette envie de faire bouger les lignes. .
Coup de Cœur.

Asakan : Pour commencer notre entretien, pouvez –vous vous présenter ?
Liasmine Fodil : Oui, je suis Liasmine Fodil, photographe algérienne. Je suis née et je vis à Tizi-Ouzou, une ville située à 100 km à l’Est d’Alger.
Ce qui m’intéresse, ce sont les histoires en rapport avec les liens entre les individus dans la société et la famille. Je me questionne beaucoup sur la place qu’occupent les femmes dans ces dernières.
Aussi, depuis 2019, je m’investis dans la transmission et je donne des ateliers pour adultes et enfants. En 2020, j’ai fondé Tilawin Project, premier programme de mentorat par et pour les femmes photographes algériennes et de la diaspora. Sept photographes femmes m’ont suivi pour le lancement et aujourd’hui, nous avons accompagné une quinzaine de jeunes photographes en portant leurs voix lors de manifestations culturelles en Algérie et à l’étranger.
Asakan : Quelle définition faites-vous de l’art ? Comment percevez-vous l’art contemporain ?
Liasmine Fodil : Oh ! Pour moi, l’art est précieux, beau et/ou touchant. C’est un point de départ pour la réflexion et le questionnement; un moyen de porter un regard différent sur le monde et la vie. Il nous parle d’esthétique et peut être thérapeutique dans certains cas, pour l’artiste comme pour le.la spectateur.ice
L’art contemporain aborde de plus en plus de sujets d’actualités et cherche à appréhender le futur. Aussi, je trouve qu’il existe une porosité entre les différents médiums. Les frontières entre les différentes pratiques deviennent donc de plus en plus infimes. Car l’art contemporain se déleste des règles pour offrir plus de liberté de création. D’ailleurs, j’ai pu l’expérimenter lors d’une résidence au 32 bis à Tunis grâce au soutien de l’African Culture Fund (ACF) en 2022. Je suis notamment sortie de ma zone de confort en testant des formes pratiques plus diversifiées lors d’ateliers avec les artistes Ismail Bahri et Amel Bennis.
Mon premier travail a consisté à aller vers l’installation et l’expérimentation en utilisant le photocopieur comme appareil photo et l’imprimante comme support de projection des images. J’avais travaillé sur les “mauvaises herbes” qui poussaient dans le quartier. C’est des plantes précieuses et utiles à la préservation du peu de biodiversité qui reste dans les villes. À la fin, j’ai découpé les formes un peu comme l’avait fait Matisse.

© Ismail Bahri.
Dans une autre installation, j’ai récupéré des clés de vieilles maisons tunisiennes qu’un gentil ferronnier avait bien voulu me prêter pour évoquer les questions de disparition, de mémoires et d’appartenance. L’installation accompagnait une scénographie nouvelle de mon travail “À la recherche d’une âme perdue”. Tout cela m’a permis de vivre une nouvelle manière d’appréhender l’art actuel.

© Liasmine Fodil
Asakan : Quand avez-vous su que vous consacriez votre vie à l’art ?
Liasmine Fodil : Je ne me suis rendu compte que récemment que la photographie occupait une place prépondérante dans ma vie et que j’ai toujours fait des choix de sorte à ce que je puisse toujours dégager du temps pour sa pratique. Elle m’aide à appréhender le monde. C’est pour moi un outil de réflexion et d’interprétation de ce qui m’entoure. Donc même si j’ai un travail plus conventionnel à plein temps actuellement, je me débrouille toujours pour avoir du temps pour la photographie et Tilawin project.
C’est un vrai challenge au quotidien et je rêve toujours de disposer de plus de temps pour réaliser mes multiples projets qui patientent dans des carnets.
Asakan : En tant qu’artiste, comment décririez-vous votre art ? Comment êtes-vous parvenu à la finalisation de votre empreinte ?
Liasmine Fodil : C’est une question très intéressante et un peu difficile parce que je n’ai pas l’impression que ma façon de faire soit figée. Mon identité évolue de projet en projet et au fil du temps.
Je fais de la photographie de manière intuitive. Même lorsque j’ai un thème précis, je n’ai pas de plan de réalisation. Je fais des allers-retours entre les images que je réalise, mes idées et les mots que j’écris. C’est toujours beaucoup d’hésitation jusqu’à trouver la forme la plus cohérente entre l’histoire et la forme esthétique.
Je photographie d’abord pour moi-même, sans me demander si cela sert un propos quelconque ou si ça va parler aux autres. Avec le temps, j’ai constaté que j’aime suggérer les choses sur mes images, photographier les traces de la vie m’intéresse. Je suis attirée par ce qui est ordinaire, ce qui paraît insignifiant ou qui est là sans qu’on s’y attende. Ce qui n’est pas vraiment à sa place du point de vue du consensus social.

Je n’ai pas de préférences particulières en termes de choix entre la couleur ou le noir et blanc, ou en matière de format. Ceci dit, j’ai constaté que je favorise l’usage du téléphone et de la couleur lorsque je photographie des scènes du quotidien. Je cadre souvent un détail, un fragment pour l’extraire du rush et lui donner plus de place.
Par contre, quand il s’agit d’une commande, je veille à bien immerger le spectateur dans le lieu et lorsqu’il s’agit de portraits, je tente de voir au-delà de l’apparence, j’essaie d’intercepter l’énergie de la personne. Ces derniers temps je tiens à ce que le modèle s’identifie au portrait.
Il m’arrive parfois d’intervenir en post-traitement pour ajuster l’esthétique à mon propos. C’était le cas pour “À la recherche d’une âme perdue”. Je peux aussi garder mes images brutes comme je les ai capturées car c’était possible d’avoir le résultat souhaité directement grâce aux réglages qu’offre mon appareil photo.
Je travaille majoritairement en numérique, mais je peux aussi ressentir le besoin de photographier en argentique parce que le processus de latence a du sens pour moi lorsque j’aborde certaines thématiques. Être dans le doute de la réussite de l’image et du succès du développement du film apporte un certain lâcher-prise qui me permet d’être focalisée sur ce que je ressens et non sur le résultat que je souhaite obtenir. C’est le cas d’un travail d’une histoire imaginaire en cours.
En revanche, ce qui a commencé à s’ancrer dans ma pratique c’est de faire avec les moyens disponibles et surtout en fonction d’une temporalité propre à ma région et ma vie personnelle (à mon sens, tout va lentement, très lentement parfois (sourires). Au début je m’impatientais et j’étais frustrée quand je n’arrivais pas à avancer sur un projet photographique. J’ai entamé deux projets en 2022 et je n’ai avancé que très peu, mais aujourd’hui, je me laisse le temps, j’ajuste ce qui peut l’être pour continuer à travailler et j’abandonne ce qui ne peut pas l’être. C’est difficile, mais j’y travaille.
Enfin, l’écriture ou devrais-je plutôt dire les mots, ont une grande place dans mon travail.

© Liasmine Fodil



Asakan : Quelles sont vos inspirations artistiques, vos influences ? Les thèmes et émotions que vous essayez de transcrire dans vos œuvres ?
Liasmine Fodil : Je suis très touchée et je peux être bouleversée par des souvenirs qu’on me raconte. J’ai d’ailleurs une grande capacité à mémoriser les histoires des gens que je rencontre. Je trouve les “petites histoires” importantes car elles forgent la manière dont les sociétés fonctionnent. C’est peut-être parce que je suis issue d’une culture de l’oralité. Je sais que le lien à mes grands-mères, qui ont beaucoup compté dans ma vie, était principalement vécu et construit par le prisme de l’oralité et uniquement en langue kabyle.
Je suis happée par les images faites avec des procédés de tirages hors du processus chimique industriel. Les tirages Fresson de Dolorès Marat me fascinent, tout comme les altotypes de Alfons Alt que j’ai eu l’opportunité de voir à Marseille. Ces pratiques m’ont donnée envie d’expérimenter des techniques de développement artisanales en recourant au caffenol.
Si je dois évoquer l’influence de l’art sur ma pratique, je dirai que ce que j’apprécie le plus, ce sont les œuvres d’apparence simples et un peu absurdes par leur esthétique ou leur sujet. Ou celles nées de processus très techniques et/ou qui nécessitent beaucoup de patience et de persévérance pour être réalisées. J’ai parlé de Dolorès Marat, je peux aussi citer la série “Portraits in Corner” d’Irving Penn, ou même les portraits de Bergman de 1964 ou celui de Truman Capote en 1965, encore par Irving Penn.
Toutefois ma première forte connexion avec des photos, s’est produite en consultant le catalogue de l’exposition “La ville entière” de Matthias Flügge, qui m’a été offert par un ami d’enfance qui savait que je voulais faire de la photographie. J’étais adolescente. Le travail sur les intérieurs de Tomo Yamaguchi, les photos panoramiques très conceptuelles de Maria Sewcz ou encore le séquençage des portraits de Zoltán Jо́kay ont résonné en moi sans que je ne sache pourquoi. Je savais juste qu’il fallait que j’explore le monde de l’image fixe car c’était un langage qui me touchait. J’aime aussi l’idée de questionner l’imaginaire collectif et individuel, notre identité commune comme on peut le voir dans le travail de Diane Arbus.
Je me suis rendu compte que je m’intéresse à la notion d’algérianité, question complexe car il y a autant de manière de l’être que d’Algérien.ne.s dans le monde. Cependant, par mes images de l’espace public ou privé, j’essaie un peu de diviser ce sentiment en fragments et de l’exprimer de mon propre point de vue. Je parle de la manière dont les objets existent dans notre environnement, quel usage en fait l’humain. Cela peut être des choses assez intimes comme du linge qui sèche au soleil, des objets disposés dans un salon, une salle de bain, ou une cuisine, des scènes de la vie publique, des marchandises sur un étalage de boutiques, des décorations, des chaises dans les espaces extérieurs ou même des déchets. Ces détails nous renseignent sur nos manières de vivre et donc de penser et d’agir.
J’ai beaucoup aimé lire des romans très descriptifs de la société qui posent des questions existentielles comme “Les chemins qui montent” de Mouloud Feraoun, “Le peuple de l’abîme” de Jack London ou encore “Rêves de femmes : Une enfance au harem” de Fatima Mernissi. Aujourd’hui, j’ai de l’intérêt pour les réflexions décoloniales.
Asakan : Quel est le regard porté sur votre travail par le public ? Par le milieu artistique ?
Liasmine Fodil : La question est vaste, mais je vais tenter d’y répondre. Il y a celles et ceux qui trouvent mon travail un peu bizarre mais touchant. On m’a souvent dit qu’il évoque la mélancolie ou la nostalgie. Je parle ici de mes photos de lieux ou par exemple ma série “À la recherche d’une âme perdue”.
Cependant, dès que le public se familiarise un peu avec mon écriture, ou qu’il est sensible aux questions décoloniales et d’auto-représentation, il dira plutôt que j’arrive à retranscrire l’ambiance à travers les émotions que provoquent mes images. Les Algérien.nes qui vivent à l’étranger me disent que mes photos leur offrent une vision du pays sans recherche de romantisme, loin de l’orientalisme. Je crois que nous sommes de plus en plus nombreuses et nombreux à vouloir sortir du carcan “orientaliste” car nous avons besoin d’une nouvelle vision, plus proche de nos réalités.
Dans le milieu de l’art, j’ai des retours assez positifs car les angles par lesquels je traite mes sujets sont jugés intéressants. Une fois, on m’a dit que mon travail n’était pas assez subversif ! Mais, Je suis certaine que tout le monde n’a pas besoin d’être subversif ou de choquer pour exister ou donner à réfléchir.
Asakan : Quels conseils aimeriez-vous transmettre à d’autres jeunes désireux de se lancer dans l’art ?
Liasmine Fodil : Qu’il faut faire ce qui nous plait, comme ça vient dans un premier temps, puis affiner sa pratique au fur et à mesure, en confrontant son travail au public, en se documentant. Il y a des blogs, des chaînes YouTube et des podcasts sur presque tous les sujets en lien avec l’art.
C’est bien aussi de tester de nouvelles choses. Je veux dire, ne pas faire de l’art pour plaire mais en faire pour creuser ce qu’il y a au fond de nous. De ne pas hésiter à solliciter des personnes dont on aime le travail. D’écouter les conseils bienveillants et de ne pas se laisser démotiver par les remarques décourageantes. D’agir avec éthique aussi. C’est important. Et de faire de l’art d’abord pour soi. Sinon, ce n’est plus de l’art mais de l’entertainment.
Pour plus d’informations sur le travail de Liasmine Fodil,
- Son compte Instagram
- Son compte LinkedIn
- Celui de son initiative tilawin.project
- Ou le site internet https://tilawinproject.com
La Rédaction.