« Soie meurtrie, Mémoire vivante !

Le Prix ASCA Iba Ndiaye Dadji de la Critique d’Art a été décerné, le 31 mai dernier, à la Sénégalaise Hawa Haby Thiam, pour la critique de l’œuvre « Au Fil(s) de Soi(e) » de l’Artiste Martiniquaise Agnès Brézéphin.

Nous publions dans cet article l’intégralité du texte primé d’une dotation de 500 000 FCFA par l’Association Sénégalaise des Critiques d’Art.

Pour rappel, le Prix ASCA Iba Ndiaye Dadji de la Critique d’Art vise à récompenser les meilleurs articles portant sur des réalisations artistiques liées à la Biennale d’Art Africain Contemporain de Dakar. L’appel à candidatures de ce prix a pris en compte les publications qui ont été faites entre le 7 novembre et le 15 décembre 2024, et était ouverte aux personnes de toutes nationalités âgées de 35 ans au plus à la date du 31 décembre 2024. Les deux autres lauréats sont la Française Méghane Mathieu dont nous avions déjà publié le texte et le Sénégalais Moussa Seck.

Agnès Brézéphin, « Cabinet de Curiosités | Chambre des Merveilles : « Fil(s) de soi(e) »
Courtesy de l’Artiste Crédit Photo : Paola Lavra

Le titre « Fil(s) de Soi(e) » joue sur le double sens de « soi » (l’identité personnelle) et « soie » (une matière délicate, symbolisant la vulnérabilité et la complexité de l’expérience humaine face à un traumatisme. Le fil, à la fois symbole de lien et de rupture, évoque la fragilité des connections humaines et les blessures profondes, notamment l’inceste qui fragmente l’identité. Le pluriel de « fils » suggère plusieurs dimensions : les liens familiaux, les cicatrices laissées par les traumatismes et les traces de la descendance. Le titre interroge la possibilité de réparer ces fractures de l’âme, tout en soulignant que les marques du passé demeurent visibles. Il fait ainsi écho à la résilience et à la quête de réconciliation entre l’intime et le collectif. L’œuvre invite à une réflexion poétique sur la souffrance, la réparation et la mémoire.

Au premier regard, le corps couché sur un lit, débordant de fils, frappe par sa puissance visuelle. Ces fils semblent figurer la fuite progressive de la vie, de l’essence, et de l’innocence, laissant derrière eux une dépouille fragmentée, où seuls les organes des sens sont sculptés. Ce choix met en lumière la persistance de la mémoire sensorielle : si le corps est vidé, les sens demeurent les témoins irréfutables des violences subies. Ce contraste entre une vie résiduelle, représentée par ces sens toujours actifs, et une présence spectrale traduit l’impact dévastateur de l’inceste.

Le corps ainsi représenté oscille entre une vie résiduelle (les organes de sens toujours actifs) et une présence fantomatique (le reste du corps vidé). Ce contraste renforce l’idée que le traumatisme d’inceste n’est pas uniquement une violence physique, mais un acte qui détruit l’être dans sa globalité, tout en emprisonnant la victime dans un état de survie. Il ne s’agit pas d’une simple violence physique, mais d’un acte qui détruit l’être dans son entièreté. Le symbolisme des matériaux proposés enrichit encore davantage la portée de l’œuvre. Le textile et la couture, souvent associés à la féminité et la sphère domestique, sont ici détournés pour porter un message universel. La douceur de la soie contraste avec la brutalité du sujet abordé, soulignant la dualité entre fragilité et violence. La broderie, quant à elle, devient une métaphore puissante : celle d’un acte de réparation, minutieux, et chargé d’émotion. Dans de nombreuses cultures, la broderie incarne le soin et la résilience ; ici, elle évoque la possibilité de recoudre les blessures physiques et émotionnelles laissées par l’inceste.

En intégrant un édredon de son enfance, Brézéphin insuffle à son œuvre une dimension autobiographique, personnelle, intime, montrant comment le traumatisme s’enracine dans des objets du quotidien. Mais elle dépasse la sphère privée pour engager une réflexion collective. En rendant publique son expérience personnelle, elle donne une voix aux victimes souvent réduites au silence et dénonce les injustices qui leur sont faites. Par cette démarche, elle transforme une douleur intime en une problématique universelle, appelant à une prise de conscience collective face à un fléau sociétal largement ignoré. L’esthétique délicate de l’œuvre, combinée à son engagement profond, provoque un impact émotionnel d’une rare intensité. Par ses broderies, son édredon d’enfance et sa charge symbolique, « Fil(s) de Soi(e) » interpelle autant le cœur que l’esprit. Brézéphin pousse le spectateur à affronter les douleurs des victimes, tout en l’incitant à reconnaître cette souffrance comme un enjeu collectif.

Le nid portant le cadavre tout en os d’un bébé évoque le rejet du nouveau-né malgré le désir de le couver. Mais un désir moindre face à l’envie de s’en séparer vu la façon dont il est conçu. L’auteur veut nous inviter à réfléchir sur la dualité des sentiments que procure la procréation dans des conditions atroces et contraires à nos valeurs.

Le fruit de l’inceste devient plus âcre que le goût du jaune d’œuf représenté à côté des ossements du bébé. Le nid renvoie à un endroit de sécurité pour un nouveau-né. Un endroit où le bébé s’attend à être couvé et aimé. Mais, il y est sans vie dans cette œuvre. Preuve de l’indifférence, du rejet et du désamour dont fait montre sa génitrice. La matrice crie son désarroi mais à sa manière.

Cette œuvre n’est pas une création artistique, elle est un véritable acte politique et thérapeutique. Agnès Brézéphin réinvente le geste artistique en le transformant en un outil de justice poétique et de réparation collective. « Fil(s) de Soi(e) » démontre avec force que l’art peut non seulement guérir, mais aussi sensibiliser et mobiliser. A travers cette œuvre magistrale, Brézéphin inscrit son art dans une démarche engagée, mêlant esthétisme et militantisme pour faire émerger une parole et une mémoire longtemps étouffées.

Cette œuvre s’impose comme l’une des créations les plus marquantes de cette 15e édition de la Biennale africaine d’art contemporain. En alliant une esthétique saisissante à un engagement profond, elle illustre que l’art dépasse la simple contemplation visuelle pour devenir un vecteur de message et un outil d’impact sur le public. Fidèle au thème de cette édition, « The Wake », signifiant « L’Eveil », l’œuvre provoque une prise de conscience collective et invite à un dialogue essentiel autour des blessures intimes et des enjeux universels qu’elle soulève.

Hawa Haby Thiam.

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