Décédée dans la nuit du jeudi 9 au vendredi 10 mai, Koyo Kouoh (née en 1967au Cameroun) a profondément marqué d’une empreinte indélébile le milieu de l’art, mais plus encore, le monde par ses convictions fortes et ses actions positives. Productrice culturelle, commissaire d’exposition indépendante, fondatrice du RAW Material Company, commissaire de la Biennale de Venise 2026 ainsi que directrice exécutive et conservatrice en chef du plus grand musée d’Afrique, le Zeitz MOCAA, elle était une guerrière de la lumière, de l’art, de l’Afrique, et aussi chantre du Black Joy.
Retour en quelques citations sur le destin de celle qui préférait parler de rencontre plutôt que de découverte, de celle dont l’Histoire se souviendra comme l’une des femmes africaines les plus remarquables du monde de l’art du XXIe siècle.

Photo : Carlo Pisani
Sur sa vie :
« Je suis née à Douala, où la vivacité, l’activité, le bruit de la vie urbaine étaient très forts. Ainsi, en venant à Zurich, je l’ai trouvée extrêmement calme, petite, propre; tout ce qui est caractéristique de la Suisse. Pour moi, ce fut un voyage émotionnel, extrêmement enrichissant de pouvoir vivre à nouveau avec ma mère et d’apprendre une nouvelle langue, le suisse allemand, que j’ai toujours voulu apprendre. »
« Quand je suis arrivée en Suisse, je ne ressentais pas de choc. Tu ne veux pas être différent, tu fais tout pour appartenir à une société. Il y a un temps de fermentation. Le choc n’est venu que sept ans plus tard. Je me suis rendu compte que j’étais Africaine et noire. Je me retrouvais dans un spectacle où je n’étais pas exclue, mais où je n’avais pas de rôle. »
« J’ai vécu dans un monde de femmes indépendantes »
Sur sa passion pour l’art :
« Les gens sont faits de nombreux «tissus», il y en a un pour la créativité et pour les arts, ou pas. Je suis contre l’idée que ce n’est que dans certains contextes ou avec une certaine éducation que l’on a accès à des idées créatives ou artistiques. Je viens d’un contexte très modeste; ma grand-mère était couturière. On ne peut pas grandir en Afrique sans avoir accès à la créativité. La danse, la musique, les vêtements sont partout. Vous n’avez pas besoin d’une école particulière, cela fait partie du mode de vie. »
« De nombreux Africains de ma génération se sont orientés vers la « Sainte Trinité » des études : le droit, la médecine, l’économie. Pour autant, l’art et la culture ont toujours fait partie de ma vie. On ne peut pas grandir en Afrique sans être exposé à plusieurs formes de créativité. La danse, la musique, l’art vestimentaire, l’art culinaire et celui de la narration font partie intégrante de l’éducation. À Zurich, j’habitais entre le Kunsthaus et le Schauspielhaus. Mon entourage social était peuplé d’architectes, de designers, d’acteurs, d’artistes, de musiciens et d’écrivains, la littérature ayant été mon premier domaine de prédilection. Plus tard, j’ai bifurqué vers les arts visuels. Ils se sont imposés naturellement lorsque j’ai commencé à m’impliquer auprès des créateurs africains. L’art est un domaine de proposition et de débat dans lequel j’estime que nous avons énormément de choses à dire. »
Sur la Suisse :
« La Suisse présente également un grand complexe d’infériorité, en termes de taille et d’autonomie. Il n’y a pas de véritable uniformité dans le pays, on y parle allemand, français, italien. J’ai observé au fil des ans que c’est un pays qui aime se tenir sur le trottoir et fournir l’asphalte pour paver la route – et gagner de l’argent en le faisant. On le voit aussi quand on regarde les études coloniales et l’histoire coloniale: la Suisse dit toujours «Nous avons été neutres, nous n’avons pas été impérialistes, nous n’avons jamais participé à tout cela». Bien sûr que si! Jusqu’à aujourd’hui. N’oubliez pas que le plus grand marché pour les matières premières est Zoug, par exemple. »
« En tant que jeune Africaine, dans ce monde occidental où j’avais l’impression d’être spectatrice d’une pièce où je n’avais pas de rôle, la conscience s’est révélée vers mes vingt ans de la nécessité d’un retour en Afrique. Un jour, j’ai débarqué à Dakar. »
Sur le Sénégal :
« Le Sénégal, c’est le pays de Léopold Sédar Senghor. J’ai été nourrie de sa philosophie, de cette négritude senghorienne et de l’idée selon laquelle les arts et la culture jouent des rôles fondamentaux dans la construction d’une société. J’ai choisi de vivre au Sénégal précisément parce que l’environnement et le contexte étaient propices au travail que je voulais entreprendre. Je ne suis pas arrivée à Dakar pour créer quelque chose qui n’existait pas. Je n’ai fait que renforcer certaines positions, en ajoutant une autre dimension à la pluralité des voix qui s’exprimaient déjà ici. »
Sur la notion : Art Contemporain Africain :
« Je défends cette appellation et ce canon ! C’est important de concevoir l’Afrique dans sa globalité. L’Afrique a toujours souffert et continue à souffrir de divisions. L’idée du panafricanisme, même si elle a quelque peu échoué politiquement, est néanmoins très active dans le domaine culturel, artistique, dans les imaginaires des artistes et autres auteurs. Parler d’art contemporain africain, c’est parler d’une pratique intrinsèquement liée à l’humain et à la société. C’est ce qui fait une de ses particularités les plus évidentes à mon avis. Ce n’est pas un art auto-référentiel comme on le voit ailleurs massivement. »
Sur l’origine de l’art contemporain africain et son regain en Europe
« Les Européens sont arrivés en Afrique il y a 500 ans seulement. L’art existait bien avant ça en Afrique. C’est nous qui avons créé les formes, qui avons fait advenir l’humanité. C’est important. La grande majorité des esthétiques qu’on connaît aujourd’hui ont leurs origines en Afrique. »
« Considérer « Magiciens » comme le moment zéro de l’art contemporain africain en Europe est scandaleux, alors que la France a avec l’Afrique une histoire longue de quatre cents ans, et que près de 80% des trésors culturels africains y sont conservés depuis très longtemps. C’est aussi la preuve que, pendant tout ce temps, le racisme institutionnel a bien fonctionné. Cela signifie qu’avant « Magiciens », personne ne nous prenait au sérieux, que nous n’intéressions pas le monde de l’art européen, qui ne nous considérait pas à sa hauteur. Ce point de vue ne traduit rien d’autre que le sentiment d’une suprématie blanche ancrée dans les institutions culturelles européennes. Les choses commencent à bouger un peu, et il est intéressant de les voir courir pour se rattraper. »
« L’art contemporain africain n’est pas né en 1989 ! »
Sur l’Art en Afrique :
« Je suis pour un discours de l’Afrique dans sa globalité, tout en tenant compte de sa diversité quasi inégalée. C’est cela qui donne sa force au continent. Cependant, le continent est immense. Il y a 10 000 kilomètres et 11 heures de vol entre Dakar et Le Cap. Ce sont deux mondes, deux sociétés différentes que l’on ne peut juxtaposer avec des comparaisons simplistes. Cela dit, j’estime qu’il y a une culture de la collectivité qui existe dans les deux pays ; même si au Sénégal, ancienne colonie française, on a une culture sociale qui est très différente de l’Afrique du Sud, ancienne colonie de peuplement qui a connu une histoire coloniale douloureuse et complètement déshumanisante, où l’on perçoit plus d’individualisme. Je suis convaincue que les pratiques artistiques ou culturelles contemporaines émanent toujours de l’histoire et de la condition de chaque pays. »
Sur la reconnaissance de l’art africain :
« Je ne vais pas revenir sur la manière dont l’Europe a traité et continue de traiter l’Afrique. Mais, pour faire court, la production artistique moderne et contemporaine de l’Afrique a très longtemps été vue sous le prisme de l’ethnologie et de l’anthropologie, toujours soumis au regard réducteur et discriminateur euro-américain. Ce sont mes collègues et mentors, Okwui Enwezor et Simon Njami, entre autres, qui ont changé la donne en faisant entrer la production africaine contemporaine dans le débat de l’histoire de l’art. Et puis, au moins depuis les Indépendances, chaque pays africain a mis en place des systèmes non seulement de formation des artistes, mais également de valorisation et de célébration de leurs productions – le premier Festival mondial des arts nègres à Dakar en 1966 et le Festac au Nigéria en 1977, puis des biennales comme celle de Dakar. Si l’on ajoute l’émergence des espaces indépendants qui ont vu le jour un peu partout sur le continent au cours de ces trente dernières années, on ne peut certainement pas considérer l’espace euro-américain comme le seul garant de la reconnaissance des artistes africains. »
Parler de notre propre voix :
« Mon engagement n’est pas pour convaincre les Euro-Américains que l’Afrique produit des choses incroyables dignes de considération et d’étude. Que l’Europe discrimine l’importance de la dimension africaine dans le débat de l’art contemporain est au mieux honteux. En revanche, que l’Afrique ne soit pas maîtresse de son propre discours serait une tragédie. Je travaille contre la menace de cette tragédie. »
« L’art est un espace fécond pour la réappropriation de nos voix. Le domaine de la création artistique est un lieu de proposition, de confrontation, d’engagement socio-politique, pas simplement esthétique ou formel. C’est un espace de projection, un domaine nécessaire et intégral à la construction de toute une société. »
« Il est absolument nécessaire d’apporter d’autres histoires sur la table. Et non comme un moyen de correction. Je n’ai aucun intérêt à corriger, je ne possède pas et n’intériorise pas l’histoire erronée. Mais il faut s’approprier l’espace. »
Sur la reconnaissance de l’Art Africain Contemporain en Occident :
« Oui, l’art contemporain africain est un peu plus visible. Tant mieux. Mais nous n’allons pour autant pas vous remercier de ce réveil tardif. Prenons deux exemples les plus éloquents : Marlene Dumas et El Anatsui. Ils sont respectivement sexagénaire et septuagénaire. Est-ce seulement parce qu’ils sont enfin reconnus en Europe qu’ils sont importants ? Non, leur succès leur est dû ! N’importe quel artiste européen de la même génération, avec la même qualité de travail l’aurait été depuis fort longtemps. Il est également nécessaire de lire ce regain d’intérêt à travers la grille de la prédation du marché qui nourrit un monde de l’art toujours plus vorace et avide de nouvelles tendances. »
Sur Le Cap et le Zeitz MOCAA :
« C’est le jour et la nuit. Le Cap est une ville africaine particulière : sa réalité sociale et historique est très contestée, et les manifestations contemporaines sont naturellement issues du contexte racial douloureux que ce pays a connu. Les choses sont encore très sensibles, mais c’est normal. Ici, je me sens investie d’une mission. J’ai accepté ce défi parce qu’il me permet enfin de gérer un haut lieu qui s’occupe de notre production artistique et intellectuelle contemporaine. Le Zeitz MOCAA est en effet en Afrique du Sud, mais il est avant tout un musée panafricain et afrodiasporique. Notre volonté est de contribuer à l’écriture des nouveaux chapitres de notre histoire de l’art. Dans dix ans, nous pourrons voir s’il en ressort une identité perceptible. »
Sur la question de fond plutôt que forme de l’art contemporain africain :
« Cette question me dérange beaucoup. Je réfléchis de mon côté au concept de présence, plutôt que de la logique d’absence qui domine lorsqu’on parle de l’Afrique. On dépense une énergie folle à recenser ce qui manque, sans voir ce qui existe, ce qui est là ! La pratique artistique en Afrique est toujours engagée, car nous vivons dans de tels besoins que toute personne issue de ce contexte, du cordonnier à l’homme d’affaires, veut apporter sa pierre à l’édifice. Nos environnements sont au mieux ravagés et au pire pillés. D’où la réponse des artistes, logique ».
Sur le RAW Material Company
« Je voulais que le nom même fasse poser des questions, C’était très important pour moi de brouiller les pistes, qu’il n’y ait pas le mot Afrique dedans mais qu’on y trouve un mot africain. Raw signifie brut en anglais, mais en wolof cela veut dire pionnier. C’était tout aussi important qu’il n’y ait pas le mot art. »
Sur l’Afrique et les Africains :
« Pour moi, l’Afrique est une idée, une histoire qui dépasse les frontières »
« L’Afrique c’est mon moteur, c’est ce qui m’épanouit. Les gens disent qu’il n’y a pas assez en Afrique ? Il n’y a que de trop ! C’est tellement riche qu’on ne la saisit jamais totalement »
« Il faut arrêter d’avoir une image dépréciée de nous-mêmes. Il n’y a rien de diminutif dans l’adjectif africain. L’Europe et l’Amérique, on s’y cogne pendant des années et on nous dévisage avant de nous laisser entrer. Je me fiche qu’on me laisse être ou pas à leur table. Je dresse ma propre table, à eux de venir manger à la mienne. On nous dit que l’Afrique est en vogue. Elle l’est depuis cinq cents ans ! »
« Une grande stéréotypisation a été faite sur la vie des Noirs qui voudrait que tous ceux qui vivent en Afrique sont des miséreux. Ce n’est pas le cas. On peut être heureux en Afrique et tout le monde n’est pas riche et heureux en Europe non plus. »
Sur le panafricanisme :
« Le panafricanisme est pour moi une évidence, il est nécessaire : le récit du continent a été largement défini par d’autres et c’est encore le cas aujourd’hui »
Sur son exposition maitresse : When We See Us
« Cette exposition se veut un travail de lecture et de rassemblement des esthétiques parallèles. Ce que je veux dire par esthétique parallèle, c’est qu’une des grandes réussites de cette exposition, est de rapprocher des artistes qui sont plus ou moins de la même génération, qui ont des sensibilités, des thématiques de travail similaires. Je pense par exemple à Romare Bearden (1911-1988) dont la pratique est similaire à celle de Georges Pemba (1912-2001). On connaît le travail de collage de fin de carrière de Bearden mais pas vraiment son œuvre figurative.
L’autre aspect très important de cette exposition réside dans la volonté de retracer la généalogie des pratiques et des influences artistiques. Vous pouvez ainsi voir un triptyque qui n’en est pas véritablement un mais le rapprochement d’œuvres de Lynette Yadom-Boakye, Beauford Delaney et Kudzanai- Violet Hwami. C’est la même sensibilité artistique, les mêmes contenus de figuration, mais personne n’a jamais lu ça. Donc cette exposition est vraiment aussi un travail non seulement de concentration sur, comme on l’appelle en anglais, les black subjectivities, mais également un travail qui pousse la temporalité, la lecture des pratiques dans un aspect de généalogie et de transmission des pratiques de la peinture figurative. »
Sur les géographies noires :
« Je dis souvent à nos visiteurs américains que les Etats-Unis aussi sont un pays africain. Ils n’aiment pas entendre ça. Tout comme le Brésil, Cuba ou Haïti, ce qui fait un pays, c’est l’agrégation et la combinaison d’expressions et d’influences culturelles. Or l’influence africaine aux Etats-Unis, comme dans ces autres pays, est indéniable. C’est pourquoi j’aime parler de géographies noires plus que de diasporas africaines. Là où la culture noire, les corps noirs, les personnes noires ont influencé la société. »
« Ce sont tous les territoires influencés, nourris et générés par la culture noire. De ce point de vue, je considère les États-Unis comme un pays africain, de même que le Brésil et Cuba. Mon travail est axé sur le panafricanisme et la diaspora africaine. Je suis persuadée que la force de la culture noire ou des cultures noires, parce qu’il y en a plusieurs naturellement, se trouve dans sa dimension vraiment panafricaine et pan-diasporé. On ne peut pas nier la différence. La négritude (blackness) de Cuba n’est pas le même que celle du Brésil, celle des États-Unis n’est pas le même qu’au Congo, qu’au Cameroun ou qu’au Kenya. Mais il y a quelque chose qui nous ramène toujours à la même condition. C’est le complexe et le système de racisme établi par l’Euro-Amérique. »
« Je suis persuadée que la force des personnes noires et afrodescendantes se trouve dans la nécessité de se comprendre comme un grand groupe transcontinental, transdiasporique. C’est ainsi qu’elles pourront s’approprier leur force de production et d’imagination. Nos imaginaires ont été violés et continuent de l’être, d’une certaine manière. »
Sur la nécessité de développer des musées sur le continent à l’instar du Zeitz MOCAA :
« La question est toujours posée par rapport à l’Europe ou aux États-Unis. Il faut regarder l’Afrique pour ce qu’elle est et ce qu’elle a et ce qu’elle peut donner, cultiver, offrir et ne pas toujours comparer l’Afrique à d’autres territoires. Je comprends bien que ça n’a rien de raciale ou culturelle et que l’humain fonctionne comme ça. Moi, je suis investie dans la réappropriation des savoirs africains et à diffuser cette richesse sur le plan artistique. »
« Ce que je veux dire, c’est que nous devons prendre le temps de faire les choses qui sont urgentes, essentielles, nécessaires. Et pour moi, la construction d’institutions artistiques sur le continent est une question d’urgence. Et même si c’est urgent, c’est aussi un espace et un temps qui offrent tant de possibilités ».
Sur la relation : artistes, commissaires d’exposition, humanité et art :
« La pensée artistique émane des œuvres elles-mêmes, et non des choix curatoriaux qui les mettent en perspective »
« Les frontières sont fluides, dans ce que je fais, entre les amitiés et le travail ».
« Les gens sont le début, le milieu et la fin de tout. Les relations, qu’elles soient professionnelles, familiales, professionnelles ou autres, sont ce qui nous rend humains… L’art est le prolongement de la vie. Nous faisons de l’art parce que la vie ne suffit pas. L’art est l’endroit où nous pouvons nous développer et être libres. »
Sur le féminisme :
« Le féminisme est pour moi ma première nature. Je suis très impliquée dans la voix des femmes, mais je ne fais pas beaucoup de bruit autour. Je n’ai pas besoin de porter un drapeau, cela me vient naturellement. »
« Dans le contexte africain, le corps est un outil politique, un site de domination, de contestation et un lieu de crime toutes les trois minutes selon les dernières statistiques mondiales. »
Sur la Pensée :
« L’espace de la pensée n’est ni réservé, ni apparenté à l’inaction – l’une des critiques les plus courantes à son encontre. Le fait même de penser est une action. Elle doit être accessible et investie par tout le monde. ».
La Rédaction.