Terence Maluleke, dessiner les fils invisibles

Présenté à la dernière foire AKAA sous l’égide de la BKhz Gallery, le peintre sud-africain Terence Maluleke s’impose par un langage visuel intense et franc. Il tire le portrait d’une quantité d’anonymes pour mettre en lumière les fils invisibles qui lient et font communauté, et s’inscrire dans les principes de l’Ubuntu.

Terence Maluleke, « U khome Xibhakabaka (She holds the sky) », 2025
Acrylique sur toile, 117 x 117cm
 Courtesy of BKhz gallery Photo : Tatenda Chidora

Chercher sa place dans le monde est une drôle d’aventure faite de routes, de trajectoires et de rencontres. Mots, images, sensations, cette aventure est tout cela, fondamentalement féconde. « Je me suis cherché moi-même » a pu dire Héraclite. Et alors ? Qu’a trouvé notre homme ? S’est-il trouvé ? Ou pour le dire autrement, qui a-t-il trouvé ? Détricoter l’être (et voyez comme le français fige excentriquement dans un hors-temps l’existence et l’identité avec cet infinitif), c’est tirer les fils d’une plus vaste tapisserie et se rendre compte qu’on est point par point reliés. Ainsi, se connaître soi-même, c’est s’envisager parmi les autres et se comprendre comme la petite partie d’un tout. Non seulement être, mais être-avec. Je suis parce que nous sommes…

Terence Maluleke couvre cette quête de couleurs vives. Peintre émergent et prometteur de Soweto, à Johannesburg, présenté par la BKhz Gallery à la foire AKAA qui s’est tenue du 24 au 26 octobre 2025 à Paris, il dévoile dans des portraits et des scènes de genre les mailles d’une identité au pluriel. Ses images sont le produit d’une culture sud-africaine, portées tout autour du monde, pour mieux penser et asseoir dans leur langage plastique, sa propre identité, soit celle de sa communauté. Il les convoque à travers une somme d’histoires et de folklores dont la trame est filée sur les corps, les vêtements et les accessoires.

Le tranchant des figures

L’arrière-plan est nu, simplifié à l’extrême, source de lumière ou outil de contraste. Au centre, un corps croît et s’étire comme un trait. La touche du peintre se situe dans la ligne. Les verticalités s’accumulent dans les postures de ces silhouettes longilignes, dans les motifs des vêtements et les objets. Les portraits attirent irrésistiblement car cette grandeur a quelque chose de spectaculaire. Elle s’articule sur les mêmes rouages que le portrait politique peint par Philippe de Champaigne, d’un cardinal Richelieu théâtral tout enveloppé de rouge et de longueurs. Son visage, point blême, posé au-dessus d’un corps droit comme un i, nous regarde de haut. Les visages de Terence Maluleke jouent avec cet aspect théâtral mais ils n’expriment pas la domination. Il est vrai, ils sont graphiques : nets et durs. Cette dureté est l’expression d’une force dont le tranchant ne s’émousse pas, mais elle dit le caractère et non l’intention. Altiers, c’est certains, mais point d’excès autoritaires. Ils sont aussi impassibles, figés comme des masques. Masques traditionnels ou masques de pudeur. La narration glisse alors sur ces corps perchés ou assis, habillés de jaune vif, d’écarlate, de touches métalliques. Ils sont statiques et délicatement lamés d’or. Ce peut être un pendant aux figures argentées de Tamara de Lempicka (voilà pour l’inspiration occidentale). Les personnages, lambda et diva, sont en quelque sorte statufiés, ils se laissent facilement observer notamment parce qu’ils se détachent franchement de l’arrière-plan. Les portraits sont isolés mais ils portent plusieurs voix. Cette même chanteuse rappelle un peu celles qui chatoient dans les collages et les peintures de l’artiste sud-africain renommé, Sam Nhlengethwa.

Terence Maluleke, « Hatima (Shine) », 2025
Acrylique sur toile, 155 x 90 cm
Courtesy of BKhz gallery Photo : Tatenda Chidora

Des objets en partage

Toutefois, les figures qui naissent sous le pinceau de Terence Maluleke ne concentrent pas l’essentiel du sens, le récit s’épaissit tout autour. Alors on s’approche, on met littéralement le nez sur les symboles. Et les objets sortent du lot. Dans le tableau Yima, une petite foule de personnages élégamment vêtus et debout les uns derrière les autres, attend. La file s’étire jusqu’à sortir du cadre. Il s’agit d’une scène quotidienne, anecdotique, comme celles qu’a pu peindre, des années plus tôt, Gerard Sekoto, réalisant alors les premières scènes de genre urbaines noires, sud-africaines. L’un des hommes rompt les lignes verticales et capte sitôt le regard : il porte dans sa main la sculpture en bois d’un poisson. Cette petite sculpture est traitée différemment par le peintre. Moins stylisée, plus réaliste, elle détonne. Il s’agit d’une référence aux œuvres de Jackson Hlungwani. Cela renvoie même précisément à un souvenir d’enfance : quand l’artiste très influent de Limpopo offrait l’un de ses ouvrages au jeune Terence. Le cadeau se couvrira plus tard d’un éclat particulier, impulsant chez lui, un déclic artistique. L’histoire individuelle rencontre (et raconte) sur la toile, l’histoire commune, comme les rivières viennent nourrir les mers. Les ouvrages de Terence Maluleke illustrent moins les individus que leurs relations. D’ailleurs les individus sont anonymes : ce sont les bannières d’un quartier, Soweto, de sa population, de sa culture.

Terence Maluleke, « Yima (Wait) », 2025
Acrylique sur toile, 152.5 × 196 cm
Courtesy of BKhz gallery Photo : Tatenda Chidora

Le peintre de Soweto choisit le minimalisme. Il n’y a aucune circonvolution, tout cela va droit au but. C’est d’ailleurs ainsi que le sujet se révèle : épuré, il est plus à même de témoigner des présences qui l’habillent et le traversent. L’artiste s’illustre ainsi en rendant visibles les liens qui travaillent l’identité. Il montre comment la communauté fonde l’individu. Je suis parce que nous sommes. C’est le principe même de l’Ubuntu, principe fondateur porté sur le devant de la scène par Nelson Mandela et Desmond Tutu et qui façonne encore activement l’identité et la société. Terence Maluleke en est l’héritier, il montre son actualité dans la dynamique des couleurs et de la ligne.

Méghane MATHIEU.

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