Comment comprendre l’œuvre de l’artiste mauritanien Oumar Ball ? Réponse à travers son installation « Dialogue » présentée dans l’Exposition Officielle Internationale de la Biennale de l’Art Africain Contemporain de Dakar, du 16 mai au 16 juin 2024 à l’ancien palais de justice de la capitale sénégalaise.

Crédit Photo : OH Gallery, The Wake, Biennale de Dakar 2024
Des échos, une foule d’échos pour habiller les quatre-vingt-dix-neuf colonnes de marbre. La multitude mène grand tapage : pieds pressés qui martèlent le sol, petons scolaires qui le foulent lestement, pieds sûrs au défi des ans ou pieds gourds au défi des chemins. La salle des pas perdus de l’Ancien palais de Justice de Dakar, choisi pour exposer la sélection officielle de la 15ème édition de la Biennale, n’a jamais si bien porté son nom.
Là, près du manguier, encadré par les piliers comme un immense tableau, un autre tumulte. Lui, ajusté, silencieux. Oumar Ball saisit la vie par le milieu. Son installation Dialogue met en scène trois vautours et une hyène. Ils la toisent, l’encerclent. Elle se défend, elle grogne. L’artiste plasticien qui modèle la tôle et la ferraille avec brio comme s’il s’agissait de matières obéissantes, présente des figures particulièrement réalistes, à l’échelle. Dialogue expose un point de contact, un rapport de force. L’installation met ainsi à l’épreuve son propre titre qui implique le langage et la dualité. Il s’agit du langage des corps, plus franc et naturel que les mots. Oumar Ball érige les corps comme les vecteurs d’une parole-pulsion, une parole révélatrice des choses profondes puisqu’en figeant sous nos yeux cette force brute en tension, il nous permet de mieux l’évaluer. Dans une mise en scène toute théâtrale, il allie différentes formes d’expressions (plastiques et scéniques) pour donner à penser la rugosité des rencontres. Et, comme pour les contes d’autrefois, le spectateur finit par comprendre qu’à travers l’Animal, il est surtout question de l’Homme.
L’exigence du vraisemblable
Oumar Ball qui avait déjà été présenté à la Biennale de Dakar, n’est pas seulement un sculpteur : il tord, tresse et coud la matière. La création est d’abord un défi physique. Voici le premier rapport de force. L’artiste doit dompter le métal pour lui donner une forme juste. Il s’engage dans un corps à corps pour le vraisemblable et l’harmonie. Ainsi, de loin, l’hyène gueule béante et les vautours déployant leurs ailes brunes, hirsutes tous deux, semblent tout à fait réels. Ils sont impressionnants. Le silence et l’immobilité sont presque déstabilisants parce qu’il est aisé d’imaginer le nuage de poussière que soulève leur dispute, les cris d’intimidation, le bruit des ailes battues. De près pourtant, ils sont couturés de cicatrices, les fils de fers parcourent leur peau. L’illusion est presque parfaite. Le matériau accidenté aux teintes fauves imite franchement les aspérités de l’épiderme. Modulant avec beaucoup de talent la ferraille, l’artiste mauritanien parvient à dissimuler l’artifice.
Il affiche ainsi sa complicité avec la Nature, réussissant à saisir sur le vif et à reproduire les querelles entre vautours et hyènes. Son approche est presque scientifique : il fait la démonstration de son sens aigu de l’observation et de son expérience. Évoluant près du fleuve qui sépare la Mauritanie et le Sénégal, l’œil du sculpteur s’est repu des scènes de vies sauvages, une vitalité à laquelle toute son œuvre fait référence.

Crédit Photo : OH Gallery, The Wake, Biennale de Dakar 2024
De l’œil à l’âme
C’est effectivement une création dynamique. Les protagonistes se déploient dans l’espace de manière spectaculaire, sur le sol et dans les airs. Oumar Ball multiplie les mouvements, les points qui captent le regard. La trame met un temps avant de se construire. C’est l’un des sens du titre : dialogue. Il intime la lecture patiente de l’œuvre. L’arrivée abrupte du spectateur, in medias res, implique qu’il reconstitue la scène. L’artiste, nous donne les clefs : architecte habile, il s’appuie sur la géométrie pour guider notre œil. La diagonale descendante qui relie le vautour en vol à celui qui se trouve à côté de l’hyène, les pattes fichées dans le sol, structure l’image. Le jeu de regards entre les animaux complète cette diagonale et permet de tout relier.
De fait, cette installation est conçue comme un monde clôt où tout communique. La circularité est suggérée par le globe énorme sur lequel un vautour, personnage central et magistral, s’est installé. Il est au milieu du combat. Ses ailes qui s’épanouissent à la verticale figurent sa force. Le corps contorsionné de l’hyène circonscrit la scène en renvoyant notre regard vers ce même vautour. Pas de hors champs possible, tout est là. La vie s’époumone. Tout dialogue. L’œuvre joue sur le rythme et la concentration des effets.
Pour autant, cette création n’affiche pas une symétrie parfaite et l’histoire peine à être lue de manière linéaire. Les vautours qui cernent l’hyène, sont au nombre de trois, aucun d’eux n’a la même attitude. Elle, s’affirme seule. Que dire en outre, de ces plumes qui jonchent le sol ? Quel est l’oiseau blessé ? A y regarder de plus près, la rieuse semble pâtir davantage de ce bras de fer : l’une de ses pattes avant paraît abîmée. Provoquée dans les airs et sur le sol, elle est en mauvaise posture. L’équilibre des forces est suspendu, là, dans cet entre-deux qui voit vaciller tantôt le camp de l’hyène, tantôt celui des volatiles. Oumar Ball rythme ainsi sa composition dans le désaccord et l’absence de répétitions. Une posture qui peut faire échos au parallélisme asymétrique que Léopold Sédar Senghor avait théorisé.

Crédit Photo : OH Gallery, The Wake, Biennale de Dakar 2024
A l’orée du monde, la naissance de l’image
Les deux espèces de charognards qui s’affrontent consacrent les effets de puissance. L’artiste évalue l’expression de la vitalité à travers une tout autre proportion, en dehors du temps. Une inflexion mythique de ce conflit s’incarne dans la lutte des forces puisqu’à travers elle, il s’agit d’exposer l’Être. Le conflit est une image pour figer l’Existence dans son expression la plus ferme (dans la survie et l’opposition). Cette image se déploie ainsi, débordant du cadre scientifique et artistique pour nourrir une dimension sacrée de la vie, étincelle mythique, feu qui ne se consume pas.
L’image n’est plus seulement naturelle et la sphère immense qui occupe tout le centre de l’œuvre en est la preuve. Parfaitement ronde, aux dimensions épatantes, elle est un artifice. Elle symbolise avec ce globe, sa portée universelle. Elle s’appuie comme les contes sur les analogies pour mieux transmettre un savoir.
Il faut dire que les animaux que l’artiste a sculptés sont les protagonistes de nombreux récits contés, comme dans ceux que Birago Diop ou Hamadou Hampâté Bâ ont relayés, par exemple. L’hyène, menteuse, voleuse, désagréable envers les hommes ou servante zélée du noble lion, n’est jamais à cours d’énergie. Le vautour, animal libre, semble jouir d’une meilleure image. Mais ici, qu’importe finalement qui prend le dessus. L’image des animaux est un détour, un pas de côté pour prendre du recul et mieux observer les ressorts de la violence qui ponctuent nos propres dialogues, qui enrayent nos échanges. L’Homme-hyène ou l’Homme-vautour fait valoir sa propre force dans des postures qui gâtent la communication. La morale qui clôt les contes est destinée aux hommes. Il en est de même ici : l’installation n’est pas seulement l’illustration d’un savoir-faire, de la maitrise du métal ancrée dans un souci de vraisemblance. L’œuvre d’Oumar Ball par le biais du langage des corps porte la trajectoire de l’Homme sur le devant de la scène. Sculpteur, metteur en scène, prodige, il s’appuie sur la mécanique des images au service du dialogue.
Méghane MATHIEU.