Alors que le monde de l’art et de la culture s’ouvre de plus en plus aux différentes applications des nouvelles technologies, tout en s’interrogeant actuellement sur le choix ou non de l’intelligence artificielle, asakan.art est allé à la rencontre de Kimberley Demagny.
Promotrice du média Caribeart et fondatrice de la start-up ArTech Education ayant à son actif une dizaine d’années d’expériences multiples, celle qui nous partage aujourd’hui son parcours, sa vie et sa vision de chercheuse dans la Caraïbe, l’Afrique et le monde est une spécialiste en art et innovation dont le travail explore les intersections entre la culture et technologie, en particulier dans les territoires souvent négligés du Sud.

Crédit Photo: Jessica Laguerre
Asakan : Pouvez-vous nous parler de vous et de votre parcours ?
Kimberley Demagny : Je suis Kimberley Demagny, fondatrice d’arTech Education et de Caribeart accompagnée par Orange en 2025 dans le cadre de leur programme de soutien aux femmes entrepreneures dans le digital.
Forte de plus de 10 ans d’expérience, je suis régulièrement conférencière à des événements internationaux, notamment au MTL Connect (Canada), à la Biennale de Dakar, à l’UNESCO Caribbean, au Women in Tech in the Caribbean, et j’ai participé à des événements d’envergure tels que le Symposium Networks of the Black Atlantic (Canada), Carifesta, le plus gros festival d’art de la Caraïbe (Barbade), FrancoTech (Paris), Creative Lab (New York), Caribbean Innovation Days (Guadeloupe) et la MAC Conference (Panama).
Je suis aussi chercheuse indépendante en innovation, culture et nouvelles technologies dans le Sud global, avec un focus sur la Caraïbe. Mon travail explore comment la technologie peut enrichir et valoriser les patrimoines culturels tout en restant accessibles et inclusifs. Pour moi, la recherche est avant tout un outil pour anticiper l’avenir tout en respectant l’héritage et les singularités de chaque culture. Je voyage beaucoup, collabore avec des experts internationaux et cherche à créer des ponts entre disciplines et territoires pour transformer les opportunités culturelles en impacts durables pour les communautés.
Asakan : Comment êtes-vous entrée dans le monde de l’art et dans celui des sciences?
Kimberley Demagny : J’ai un double parcours : j’ai étudié l’art et le design pendant trois ans, puis cinq ans en gestion de projet et technologies. Cette combinaison m’a permis de comprendre à la fois les enjeux créatifs et techniques : l’art nourrit la vision et la narration, tandis que la tech offre les outils pour concrétiser et diffuser ces imaginaires à une échelle globale. Pour moi, ces deux mondes se complètent parfaitement et sont indispensables pour réinventer nos pratiques culturelles.
Asakan : Entre temps, vous avez fondé le magazine en ligne Caribeart…
Kimberley Demagny : Oui. Après cinq ans en France, où j’avais travaillé dans des agences de publicité pour des clients internationaux et pour des lieux patrimoniaux comme des châteaux, j’étais fascinée par le dynamisme culturel à Bordeaux.
Alors, quand je suis rentrée en Guadeloupe en 2017, j’ai été frappée par le contraste : j’avais l’impression qu’il n’y avait presque rien. Je peinais à trouver des artistes caribéens, beaucoup n’étaient ni sur les réseaux sociaux, ni sur Google. J’ai alors réalisé qu’il existait une multitude d’artistes et d’espaces culturels : le problème était que rien n’était digitalisé et qu’il n’y avait pas de données consolidées.
J’ai donc décidé de mapper tout cela : j’ai voyagé dans presque toute la Caraïbe à la recherche d’artistes, réalisé des interviews et documenté des espaces culturels. Depuis, Caribeart est devenu l’un des médias les plus populaires sur l’art caribéen, avec 50 millions de vues depuis 2018, 40 000 abonnés sur les réseaux sociaux et plus de 900 artistes partagés. Nous avons aussi travaillé sur l’aspect data, digitalisant 450 espaces culturels dans la région.

Asakan : Vous avez ensuite délaissé Caribeart pour la recherche sur les technologies appliquées à la culture…
Kimberley Demagny : Exactement. Même si Caribeart est en pause, j’ai toujours travaillé dans le digital et la tech appliquée au monde culturel : musées, festivals de cinéma, maisons d’édition, UNESCO Caribbean, etc. Mais maintenant, mon objectif est d’aller plus loin : comprendre comment les innovations technologiques peuvent transformer les pratiques et permettre aux communautés de raconter leurs histoires elles-mêmes, tout en restant fidèles à leur héritage culturel.
Asakan : Il y a quelques jours vous avez participé dans ce sens à la manifestation Nigra Iuventa à Montréal…
Kimberley Demagny : Oui, je suis très honorée de participer à la 1ère Édition du Black Atlantic Networks Symposium dans le cadre de Nigra Iuventa. J’y ai animé un atelier intitulé « Comment la technologie transforme-t-elle les pratiques artistiques caribéennes? » où j’ai partagé mes recherches sur les pratiques artistiques caribéennes à l’ère numérique, et sur l’impact des biais algorithmiques, de l’inclusivité et des conditions locales de création sur le futur de la création dans notre région.
Je suis hyper alignée avec le travail de Diane que je connaissais déjà. Le symposium est un espace rare et essentiel : il réunit artistes, chercheur·se·s et penseur·se·s culturels d’Afrique, d’Europe et des Amériques pour imaginer, questionner et reconstruire nos narratives communes. C’est un moment unique pour repenser notre patrimoine partagé à travers l’art, le savoir et la solidarité, et pour explorer comment la culture continue de voyager, d’évoluer et d’autonomiser.
Avant Montréal, j’avais eu la chance d’intervenir au Vietnam, au Panama, à la Barbade, à New York, à Paris et chez moi en Guadeloupe. Ces expériences permettent de confronter les pratiques et d’établir des synergies entre les territoires du Sud global.


Asakan : Justement comment la technologie peut-elle transformer aujourd’hui les pratiques artistiques caribéennes et africaines ?
Kimberley Demagny : Je crois profondément qu’il est temps de sortir des modèles occidentaux et de créer nos propres narratifs immersifs. Certains artistes et technophiles africain·e·s et caribéen·e·s montrent déjà la voie, et je m’inspire de ces initiatives pour penser des expériences culturelles qui racontent notre histoire, nos visions et nos imaginaires à travers nos propres codes et technologies.
Ceci dit, la technologie ne se limite pas seulement à l’Intelligence Artificielle (IA) : elle comprend la réalité augmentée, la réalité virtuelle, le métavers, les archives numériques, les outils de médiation interactive…
Pour les pratiques artistiques caribéennes et africaines, ces technologies offrent des moyens de raconter nos histoires, de créer des expériences immersives et de toucher un public global. Elles permettent aussi de documenter et valoriser des patrimoines culturels parfois invisibilisés, tout en offrant un espace d’exploration et de création de nos propres narratives, adaptées aux contextes locaux.
Asakan : Est-ce qu’il vous arrive de conseiller ou d’accompagner des artistes et institutions culturelles dans le monde ?
Kimberley Demagny : Je conseille surtout des institutions et associations culturelles, mais les artistes apprennent également à travers des ateliers et conférences où j’interviens. Nous proposons aussi des programmes de résidences hybrides avec des partenaires internationaux. Mon centre de formation, arTech Education, est itinérant : il se déplace dans la Caraïbe, au Canada, aux États-Unis, en Afrique et en Europe pour proposer des formations immersives et adaptées aux besoins locaux, offrant ainsi aux professionnels de la culture un espace pour explorer et expérimenter avec les technologies.
Asakan : Quels défis rencontre-t-on quand on est dans une telle approche ?
Kimberley Demagny : Les principales difficultés sont les réticences à la technologie et la confusion entre innovation et IA. Même si certains ne sont pas à l’aise avec l’IA, il existe un monde très large de technologies : Réalité Augmentée (AR), Réalité Virtuelle (VR), métavers, outils numériques…
Dans la Caraïbe, beaucoup d’espaces sont encore en phase de digitalisation ; il faut donc s’adapter aux spécificités locales et ne pas imposer l’intégration de nouvelles technologies. Car l’objectif est avant tout de créer un espace d’exploration pour que les artistes et institutions puissent inventer leurs propres narratives, même si la transition digitale dans le secteur culturel caraïbéen est encore incomplète. Il existe un réel besoin d’éducation et de sensibilisation autour des technologies pour la culture.
Comprendre et intégrer les outils numériques est essentiel pour que nos institutions, nos artistes et nos communautés puissent pleinement tirer parti des opportunités de demain, sans dépendre de modèles imposés de l’extérieur.
Asakan : Comment arrivez-vous à vous en sortir ?
Demagny Kimberley : Je privilégie la pédagogie, l’expérimentation et l’adaptation aux contextes locaux. Mon rôle n’est pas de pousser les gens à adopter la technologie, mais de leur offrir un espace pour explorer et expérimenter. Nous sommes le premier centre Art+Tech de la Caraïbe, et nos industries culturelles ont encore un réel besoin d’éducation sur ces sujets. Créer des partenariats et des programmes sur mesure permet de transformer les défis en opportunités, tout en restant fidèle aux besoins et aux imaginaires locaux.
Asakan : Pour finir, quels sont vos projets / vos perspectives dans un avenir proche et lointain?
Kimberley Demagny : À court terme, je continue de développer arTech Education et des programmes de résidences hybrides avec des partenaires internationaux, tout en publiant mes recherches sur les Sud globaux.
Je suis également co-fondatrice de Synapse Zone, une plateforme qui connecte créatifs, institutions et investisseurs pour favoriser l’innovation, la collaboration et le développement durable dans les industries culturelles (Caraïbe & Afrique).
À moyen et long terme, je souhaite continuer à valoriser la culture caribéenne et africaine à travers des programmes éducatifs, des résidences, et des publications de recherche, pour qu’elle occupe une place centrale dans le futur de la culture mondiale.
La Rédaction.



