Cheria Essieke-Bayer : « Il s’agit d’une conversation poétique et immersive entre deux artistes, Nuits Balnéaires et Tobi Onabolu, autour des thématiques de l’héritage, dans toute sa pluralité, de la mémoire et du mouvement »

C’est le sujet dont on parle depuis 2017 et la promesse du Président français Emmanuel Macron à Ouagadougou : la restitution des biens culturels spoliés au continent africain. Si les Etats qui ont fait l’objet de cette appropriation illicite attendent encore le vote et la promulgation d’une loi-cadre créant une dérogation au principe d’inaliénabilité des collections publiques françaises afin de permettre une restitution plus large, les artistes et curateurs et intellectuels d’Afrique et de sa diaspora continuent de s’interroger sur cette question. Au point d’inspirer à l’artiste et curatrice indépendante d’origine congolaise vivant entre le Bénin et l’Allemagne Cheria Essieke-Bayerle projet itinérant « Restitution…et après ? » et l’exposition qui en découle : « HERITAGE…Mémoires en mouvements ? » autour de ce qui façonne nos identités individuelles et collectives, ce que nous transmettons, perdons ou transformons, la manière dont les récits se déplacent, s’adaptent ou se régénèrent, et de ce qui demeurera lorsque tout sera effacé, entre principalement le photographe ivoirien Nuits Balnéaires et l’artiste, cinéaste et écrivain Britannico- Nigérian Tobi Onabolu.

Entretien sur cette belle exposition à voir absolument à la Galerie Zato à Cotonou jusqu’au 17 janvier 2025.


Cheria Essieke-Bayer
Crédit Photo : Ramon Haindl

Asakan : Vous êtes curatrice et on vous doit actuellement l’exposition remarquée en cours à la Galerie Zato à Cotonou. Pouvez-vous vous présenter et nous dire comment vous aviez rencontré vos deux autres partenaires ?

Cheria Essieke-Bayer : Je suis Chéria Essieke-Bayer, Congolaise de Brazzaville, Béninoise de cœur (le pays qui m’a vue grandir) et Allemande par mon père adoptif. Je suis titulaire d’un bachelor en science politique et études de langues romanes, ainsi que d’un master of Arts en communication interculturelle. Je suis artiste et curatrice indépendante.

J’ai rencontré Nuits Balnéaires lors de mon premier voyage en Côte d’Ivoire, autour d’une table entourée de belles personnes et d’artistes talentueux. Ce fut là notre première rencontre, plutôt timide, mais c’est lors de la seconde que s’est produit un véritable coup de foudre humain et artistique (en ce qui me concerne).

Quant à Tobi, je le rencontre pour la première fois à Grand-Popo en 2024. C’est l’artiste et designer talentueuse Lafalaise Dion qui nous introduira. La deuxième rencontre aura lieu quelques mois plus tard, toujours à Grand-Popo, mais cette fois-ci en présence de Nuits Balnéaires. C’est bien sûr à l’issue des échanges de cette rencontre qu’est née cette collaboration.


Asakan : Quelle est la genèse du projet ? Et comment l’avez-vous développé ?

Cheria Essieke-Bayer : « Restitution… et après ? » naît en 2023. L’idée de ce projet itinérant m’est venue pendant mes études de master en communication interculturelle, à la suite d’un cours consacré aux thématiques de la réparation et de la restitution, dispensé par le Prof. Dr. Markus Messling à l’Université de la Sarre en 2022.

En Europe, on entendait de plus en plus de débats et de discussions, principalement dans les sphères académique et intellectuelle autour de la restitution du patrimoine culturel africain. À mon humble avis, les voix africaines, qu’elles soient celles des artistes ou des intellectuels, ne se faisaient pas suffisamment entendre.

C’est ainsi que m’est venue l’idée d’inviter des artistes multidisciplinaires à penser les futurs de la restitution à travers un regard et une vision afro-futuristes. À penser les futurs, mais aussi l’immatériel, trop souvent négligé ou non mentionné.

La genèse du projet réside donc dans cette volonté d’introduire  ou d’approfondir  les questionnements autour de la mémoire, de l’héritage matériel et immatériel, du mouvement, et, plus largement, de ce que nous faisons de notre humanité. Il s’agissait également d’élargir ces réflexions au sein de nos sociétés contemporaines.

L’art questionne, l’art fait réfléchir, l’art réveille les endormis. Il était donc essentiel de marquer les esprits et les mémoires à travers ce projet, et d’ouvrir des conversations sur l’avenir, afin de faire différemment d’hier et d’aujourd’hui.


Asakan : Le titre renvoie aux concepts d’héritage et de mémoires en mouvements. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?

Cheria Essieke-Bayer : Il s’agit d’une conversation poétique et immersive entre deux artistes, Nuits Balnéaires et Tobi Onabolu, autour des thématiques de l’héritage, dans toute sa pluralité, de la mémoire et du mouvement. Cette conversation est initiée et prolongée par moi à travers un projet personnel, qui se situe à la fois comme un questionnement des mouvements que l’on observe actuellement au Bénin et comme un partage intime de ma propre mémoire.

Vue de l’Installation La Case de la Mémoire de Cheria Essieke-Bayer
Photo: New Afro
Courtesy de l’Artiste et de la Galerie Zato

Entre mouvement et souvenirs, entre mélancolie et absence, entre amour et tristesse, nous invitons les visiteurs à penser leurs propres mémoires et à interroger leur héritage. Le mouvement est au centre de notre existence ; il est même l’essence de l’humain. Mais si tout est mouvement, que reste-t-il finalement ?


Asakan : Bonne question en effet. Comment les œuvres de Nuits Balnéaires et de Tobi Onabolu entrent en résonnance avec ces concepts ?

Cheria Essieke-Bayer : Nuits Balnéaires présente une série intitulée « L’amour est ce qu’il reste lorsqu’on aura tout oublié ». C’est un ensemble d’archives composé de photographies d’installations et d’un court-métrage. L’artiste nous entraîne dans un voyage entre la Côte d’Ivoire et le Bénin : de son village natal à Grand-Bassam, en passant par Ouidah, Porto-Novo et Abomey. À travers ses déplacements, il ravive des souvenirs de mémoire et interroge ainsi ses « archives du cœur ». Son travail questionne l’héritage aussi bien immatériel que matériel.

Vue partielle de la Série L’amour est ce qu’il reste lorsqu’on aura tout oublié de Nuits Balnéaires
Photo: New Afro
Courtesy de l’Artiste et de la Galerie Zato

Tobi Onabolu interroge le mouvement au sein des communautés noires, le poids de l’histoire sur ces communautés, ainsi que la transmission des mémoires. The Constant Is Flux est une installation immersive qui réveille les sens et invite à une réflexion profonde. Les sacs Ghana Must Go, qui entourent et recouvrent l’intégralité de l’espace, émerveillent, surprennent et dominent la salle. Symbole puissant des déplacements des peuples ouest-africains, cet objet devient le témoin silencieux des mouvements collectifs et des réalités historiques de ces époques.

Vue de l’Installation The Constant Is Flux de Tobi Onabolu
Photo: New Afro
Courtesy de l’Artiste et de la Galerie Zato

Asakan : L’exposition est aussi pensée avec une grande dimension participative. Scénographie très intimiste qui saisit dès l’entrée, déchaussement, sacs de voyage Ghana go must, stickers, le pied nu sur terre rouge…

Cheria Essieke-Bayer : Comme je l’expliquais plus haut, le projet Restitution… et après ? interroge nos mémoires, nos identités et nos héritages. Je souhaitais donc que l’exposition « Héritages… Mémoires en mouvement? » soit avant tout une conversation entre les artistes, les thématiques abordées et les visiteurs.  

Aussi, chaque artiste, à travers ses propositions et ses installations, invite les spectateurs à entrer dans l’espace avec une ouverture d’esprit, tels qu’ils sont, prêts à dialoguer avec les œuvres présentées. La scénographie a donc été pensée comme un dispositif d’accueil et d’écoute.

Les fragments de papier suspendus au mur de part et d’autre vers la « case de la mémoire » amènent chaque visiteur à partager ses propres expériences du mouvement, de la mémoire ou de l’héritage. Il s’agit d’un appel à la vulnérabilité, à l’abandon, à l’écoute de soi.

Se déchausser, sentir la terre rouge sous ses pieds, se reconnecter au contact de la nature, à l’extérieur comme à l’intérieur de soi et se laisser simplement être humain. C’est à cela que répond cette scénographie intimiste, proche de l’humain.


Asakan : Quelles suites envisagez-vous dans le cadre des Vodoun Days et de l’itinérance ?

Cheria Essieke-Bayer : Nous souhaitons rendre cette expérience accessible au plus grand nombre, à de nombreuses personnes et communautés ; d’où le choix de l’itinérance. Nous sommes encore à la recherche des prochaines institutions ou des prochains pays où déposer nos valises après Cotonou.

Pour l’instant, l’exposition est présentée à Cotonou et, dans le cadre des Vodoun Days, nous envisageons l’organisation de visites guidées. Un deuxième talk est également prévu, avec la participation de plusieurs acteurs de la scène artistique béninoise et internationale, le 17 janvier, ainsi qu’un évènement de clôture pour marquer la fin de cette étape du projet itinérant.

Nous invitons donc chaleureusement tous les partenaires qui souhaiteraient collaborer avec nous dans le cadre des Vodoun Days. L’art n’est rien sans le regard de l’autre.


Asakan : Un dernier mot ?

Cheria Essieke-Bayer : Restituer le matériel pour réparer, oui. Mais qu’en est-il de l’immatériel ? Comment le restituer ? Nous a-t-il été ôté ? Que reste-t-il de nous ? Que faisons-nous pour pérenniser nos héritages ? Qui sommes-nous ? Autant de questions auxquelles je suis très heureuse d’inviter à penser.

Je remercie Asakan et Oba pour cette lucarne !

Exposition « HERITAGE… Mémoires en mouvements ?
Du 05 décembre 2025 au 17 janvier 2026
A la Galerie Zato
1117 Rue 954B, Pavé Haie Vive, 2ème rue à droite après l’Agence MTN, Cotonou, Bénin
Plus d’infos, Galerie Zato.

La Rédaction.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *