Agnès Brézéphin est la première Artiste caribéenne lauréate, le 7 novembre 2024, du Grand Prix Léopold Sédar Senghor de la Biennale de Dakar d’une dotation de 20 millions de francs CFA pour sa poignante œuvre intitulée Cabinet de Curiosités | Chambre des Merveilles : « Fil(s) de soi(e) ». A travers cette installation, l’Artiste, métisse d’‘origine guadeloupéenne vivant et travaillant en Martinique, tisse un lien entre souffrance et beauté, mémoire personnelle et histoire collective, art, guérison et résilience.
Dans cet entretien, elle revient avec asakan.art sur cette puissante œuvre, son riche parcours de plus de 40 ans au service de l’Art et ses projets actuels ou à venir.

Crédit Photo: JL Delaguarigue
Asakan : Félicitations pour le Grand Prix Léopold Sédar Senghor de la dernière édition de la Biennale de l’Art Africain Contemporain de Dakar. En dehors de la dotation importante, que vous apporte cette reconnaissance ?
Agnès Brézéphin : Recevoir le Grand Prix Léopold Sédar Senghor est un honneur immense, d’autant plus symbolique qu’il porte le nom d’un penseur, poète et humaniste profondément engagé dans le dialogue entre les Cultures. Au-delà de la dotation, cette reconnaissance agit comme une validation puissante de ce que je défends à travers mon travail : la possibilité de sublimer la douleur par l’art, de rendre visible l’invisible, de réparer par le geste.
C’est un signal fort adressé à toutes celles et ceux qui portent en eux des blessures silencieuses, des récits tus, mais aussi un message d’espoir : nos voix ont de la valeur, nos cicatrices peuvent devenir des œuvres.
Ce prix me donne une légitimité accrue pour continuer à créer avec sincérité, lenteur, et engagement. Il ouvre aussi des espaces de dialogue, de transmission, de collaboration à l’international.
Enfin, dans une partie du monde où certaines réalités comme l’inceste ou les violences faites aux femmes restent encore taboues ou juridiquement invisibilisées, cette distinction est, je l’espère, une contribution modeste mais essentielle à un Éveil collectif.
Asakan : Est-ce que l’œuvre primée Cabinet de Curiosités | Chambre des Merveilles : « Fil(s) de soi(e), » a été créée exclusivement dans le cadre de votre candidature à la Biennale ?
Agnès Brézéphin : Cabinet de Curiosités | Chambre des Merveilles : « Fil(s) de soi(e) » est née dans l’urgence et l’élan vital. Elle n’a pas été pensée initialement pour la Biennale, mais elle s’y est imposée, comme une évidence, presque comme un appel. Depuis un lit d’hôpital, entre souffle suspendu et fil de soie, j’ai senti l’impérieuse nécessité de faire exister cette pièce — comme on tente de saisir une lumière fragile avant qu’elle ne disparaisse.
Elle est née in extremis, mais elle porte en elle toute une vie : celle d’une mémoire qui cherche à se dire, à se tisser autrement. La Biennale a été le lieu de sa naissance publique, cependant son origine est plus ancienne, plus intime. Elle puise dans mes silences d’enfant, dans les gestes appris auprès de mes aïeux, dans mes blessures tues et mes renaissances patiemment brodées.
Elle a donc été créée pour la Biennale, oui — mais surtout, elle a été créée pour survivre.

Courtesy de l’Artiste Crédit Photo : Paola Lavra
Asakan : Pourquoi donc nécessairement un Cabinet de Curiosités ?
Agnès Brézéphin : Parce qu’il me fallait un espace de dévoilement et de mystère, un lieu où les fragments de mémoire, les objets intimes, les blessures invisibles puissent dialoguer librement. Le Cabinet de Curiosités, par essence, rassemble l’étrange, le précieux, le rare — ce qui échappe à la norme et mérite pourtant d’être regardé avec attention.
C’est une architecture de l’intime, un sanctuaire où je peux exposer ce qui, longtemps, a été tu. Chaque élément y devient trace, mémoire, éclat de vie. Il n’est pas question ici de collectionner par vanité, mais de rassembler par nécessité — celle de réparer, de reconstituer un corps, une histoire, un souffle.
Le Cabinet de Curiosités me permet d’inviter le regard à ralentir, à contempler, à ressentir. Il offre au public un chemin vers l’invisible, vers ce qui se murmure, se brode, se reconstruit. En ce sens, il est un geste de résistance douce et de réenchantement de l’horreur que représente l’inceste.
Asakan : Comment avez-vous procédé pour la création Cabinet de Curiosités | Chambre des Merveilles : « Fil(s) de soi(e) » ?
Agnès Brézéphin : Cette œuvre est née dans l’urgence, mais aussi dans une forme de nécessité intérieure. J’étais hospitalisée, dans un entre-deux où le corps se fragilise mais où l’esprit, paradoxalement, devient plus clair, plus radical. J’ai décidé d’envoyer ma candidature à la Biennale de Dakar trois jours avant la clôture, avec cette intuition profonde que je devais transformer ma douleur en un geste artistique.
L’installation s’est construite autour d’un lit, symbole puissant à la fois de traumatisme et de Renaissance.
J’ai travaillé avec les matériaux qui portent ma mémoire : des fils de soie, des cocons brodés, des boutons transmis par mes grands-parents artisans, des perles de haute couture… Chaque élément a été choisi avec soin, comme une parole brodée à même la peau du passé. Le lit, au centre, est devenu un sanctuaire : il accueille la douleur, mais il devient aussi un espace de réparation.
J’ai été accompagnée dans cette création par Paola Lavra, curatrice et co-auteure du projet, qui a su mettre en mots ce que parfois je ne pouvais exprimer autrement que par le textile ou le symbole. Notre dialogue a été essentiel.
Ce Cabinet de Curiosités n’est pas un musée figé, c’est une chambre vivante où l’intime rejoint l’Universel. C’est une œuvre pour les survivant.e.s, pour les silences enfouis, pour la Beauté qui résiste.

de Cabinet de Curiosités | Chambre des Merveilles : « Fil(s) de soi(e) »
Crédit Photo : Paola Lavra
Asakan : Vous voulez dire une œuvre pour les survivantes de l’inceste. Vous cherchez donc à dénoncer cet acte vil et ignoble ?
Agnès Brézéphin : Ce que je cherche, avant tout, c’est à donner une forme à ce qui n’a pas eu droit de parole. L’inceste est une violence silencieuse, souterraine, souvent tue — par honte, par peur, par loyauté mal placée. Mon travail ne part pas d’un désir de dénonciation frontale, mais d’une nécessité de transformation. Je ne fais pas de l’art militant au sens strict, je fais un art de la réparation, de la résilience.
En racontant mon histoire à travers les matériaux que j’aime — le fil, le textile, les objets intimes — je cherche à créer un espace poétique où d’autres puissent peut-être se reconnaître, se sentir moins seuls, ou tout simplement commencer à regarder cette réalité autrement.
Bien sûr, pouvoir porter un tel message auprès de publics venant majoritairement de pays où l’inceste reste un tabou, et où l’avortement est encore interdit même en cas de viol, le fait d’être entendue, exposée, honorée… devient un acte politique, malgré moi. Néanmoins mon intention première, c’est l’apaisement, pas l’accusation. C’est créer un espace où l’on puisse respirer à nouveau, même après l’indicible.

Courtesy de l’Artiste Crédit Photo : Paola Lavra
Asakan : En 2019 déjà, vous étiez à l’affiche du film « Scolopendres et papillons » pour dénoncer à votre manière ce crime silencieux. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Agnès Brézéphin : En 2019, la sortie du film Scolopendres et papillons, réalisé par Laure Martin Hernandez et Vianney Sotès a marqué un tournant dans mon parcours artistique et personnel. Ce projet, qui évoque la reconstruction de trois femmes survivantes d’inceste, est un travail profondément intime et émouvant. À travers ce film, j’ai voulu mettre en lumière la douleur silencieuse que beaucoup de femmes, souvent invisibilisées par la société, portent en elles.
Le film donne la parole à Fabienne, Daniely et moi qui, chacune à leur manière, tentent de se reconstruire après des traumatismes profonds. Avec ce documentaire, les réalisateurs, nous ont accompagné, ils ont voulu nous permettre d’ouvrir des fenêtres sur nos vécus, nous offrir un espace pour exprimer ce que nous avons enduré et comment nous nous battons pour survivre et guérir.
Ce documentaire reflète donc la fragilité mais aussi la résilience de ces femmes. C’est un appel à la dignité et à l’espoir, malgré tout ce que nous avons traversé. À travers ce film, j’ai voulu offrir une voix à celles qui, trop souvent, restent dans l’ombre, et rappeler que l’Art peut être une forme de guérison et de libération.

Asakan : Comment vivre avec et malgré tout ?
Agnès Brézéphin : Je vous remercie pour cette question à la fois immense, intime, et si profondément humaine. Il n’y a pas de réponse unique ni linéaire à « Comment vivre avec l’inceste et malgré tout », il y a des chemins. Des chemins douloureux, sinueux, mais réels. Et surtout : il y a une possibilité de vie, d’élan, de création, de lien, même après l’indicible. Vivre avec l’inceste et malgré tout implique un cheminement ardu mais possible. Il s’agit de transformer la douleur, de chercher du soutien, de s’exprimer, et de se réconcilier avec soi-même à travers la Beauté et l’Art.
Dans cette installation, cela nous montre que, même dans la souffrance, il existe des chemins vers la guérison et la résilience, que même dans la plus grande fragilité, il existe une possibilité de se réinventer, de guérir et de vivre malgré tout.

Courtesy de l’Artiste Crédit Photo : Paola Lavra
Asakan : On lit aussi dans la note conceptuelle de cette œuvre : « La « Chambre des Merveilles » s’est édifiée au fil du temps sur des braises. Les cendres d’une blessure ancestrale, celles d’une violence coloniale fondatrice des rapports sociaux.» Pouvez-vous nous expliquer ?
Agnès Brézéphin : La phrase évoque comment la « Chambre des Merveilles » se construit à partir des souffrances et des violences du passé, notamment celles liées à la Colonisation. Les braises et les cendres symbolisent ces blessures anciennes qui continuent de marquer les relations sociales aujourd’hui. Ces violences coloniales, qui ont façonné des rapports de pouvoir, influencent encore la société actuelle.
Dans mon travail, cette idée peut être vue comme un moyen de traiter et de comprendre ces souffrances historiques et personnelles. La « Chambre des Merveilles » devient ainsi un espace où l’on peut réfléchir à ces traumatismes, les affronter et peut-être, à travers l’Art, entamer un processus de guérison. Cette œuvre transforme la douleur du passé en un lieu de mémoire et de reconstruction.
Asakan : Revenons à votre parcours… Vous avez débuté votre carrière artistique par la photographie. Vous êtes devenue polymorphe en abordant la céramique, la broderie indienne au crochet, l’enluminure, le graphisme, la sérigraphie, la technique du cyanotype. Comment ces pratiques influencent-t-elles aujourd’hui votre création ?
Agnès Brézéphin : Ces pratiques influencent profondément ma création actuelle à travers plusieurs aspects :
– L’héritage familial : mon initiation à l’artisanat et à la couture par mes grands-parents a façonné mon utilisation des matériaux nobles et des techniques, comme la broderie et l’enluminure, pour aborder des thèmes de guérison et de mémoire.
– La typographie & le graphisme : ma formation en typographie et mon travail sur la langue créole enrichissent ma manière de lier texte et image, offrant une voix visuelle plus singulière et pertinente dans mes travaux de graphiste-typographe caribéenne.
– Le mélange des médiums : mon approche polymorphe, utilisant la céramique, le cyanotype et d’autres techniques, permet de créer des œuvres visuelles et tactiles riches en symbolisme.
– L’engagement culturel : ma connexion avec la culture caribéenne nourrit ma réflexion sur la Colonisation, la Mémoire et la Résilience.
– L’introspection personnelle : mes thèmes personnels, comme l’inceste et la Résilience, donnent à mes travaux une dimension thérapeutique et de reconstruction.
Ainsi, ses pratiques actuelles combinent héritage, engagement social et exploration personnelle pour créer des œuvres profondément émouvantes et symboliques.
Asakan : Vous êtes aussi professeur d’Arts Graphiques au Campus Caribéen des Arts depuis 1997 …
Agnès Brézéphin : Mon rapport avec mes étudiant(e)s au Campus Caribéen des Arts est un élément clé dans mon travail. En tant que professeur de Design Graphiques depuis 27 ans, je ne me contente pas de transmettre des compétences techniques en graphisme et typographie, mais j’invite également les étudiant(e)s à réfléchir de manière critique sur l’Art et la Culture. À travers mes enseignements, je les encourage à explorer leur propre identité culturelle, à s’engager dans des pratiques artistiques profondes et à aborder des thèmes complexes avec sensibilité et créativité.
Mon rôle de pédagogue est intimement lié à ma propre démarche artistique. En partageant mon expérience, mes recherches et mes préoccupations personnelles avec mes étudiant(e)s, je crée un espace où les questions de mémoire, de trauma et de réconciliation sont explorées de manière collective. Ses étudiant(e)s sont ainsi non seulement formés techniquement, mais sont aussi invités à considérer l’art comme un moyen de transformation sociale et personnelle, un outil puissant pour exprimer des réalités souvent ignorées ou douloureuses.
Dans mes œuvres, il est possible de percevoir l’influence de ses échanges avec mes étudiant(e)s, qui, eux aussi, développent leurs propres pratiques artistiques en réponse aux enjeux sociaux et culturels. Ce lien que j’ai établi avec eux nourrit mon travail, lui permettant de rester ancrée dans une dynamique de transmission et d’innovation, où l’art devient un dialogue entre générations, un moyen de transformation et de guérison partagée.
Asakan : Vos projets actuels ou à venir ?
Agnès Brézéphin : Surprises !
Il faut suivre régulièrement mon Instagram (@agnesbrezephin) pour voir les nouvelles pièces, créations & les projets en cours.
Asakan : Quels conseils donneriez-vous à de jeunes artistes qui souhaitent faire carrière dans les arts ?
Agnès Brézéphin : Pour de jeunes artistes qui souhaitent faire carrière dans les arts, il est essentiel de rester authentique dans leur démarche. L’art est une forme d’expression personnelle, donc il est crucial de ne pas chercher à plaire à tout prix, mais plutôt de se concentrer sur ce qui résonne profondément en soi. L’expérimentation avec différents médiums et techniques peut également enrichir la pratique artistique et ouvrir de nouvelles perspectives.
Participer à des événements, des expositions et interagir avec d’autres artistes et professionnels permet de se faire connaître et d’étendre son réseau. De plus, il est important de ne jamais cesser d’apprendre. L’art évolue constamment, et continuer à se former, que ce soit par des ateliers ou des rencontres, permet de rester créatif et pertinent.
La persévérance est aussi indispensable dans cette voie, car le chemin est souvent semé d’obstacles. Il faut savoir se relever après un échec et continuer à travailler. En parallèle, construire une présence en ligne est devenu indispensable pour partager son travail et attirer un public plus large.
Il est important également de rester fidèle à ses valeurs. L’art est souvent un moyen puissant de transmettre des messages ou de porter un engagement, et cela trouve toujours un écho auprès de certaines audiences.
En somme, une carrière artistique demande une véritable recherche de soi, un engagement avec la société, une persévérance face aux difficultés, une volonté de transmettre, et une ouverture à la polyvalence créative.
Si je dois le dire avec plus de poésie : une carrière artistique devient une danse entre les rêves et les réalités, où l’on s’invente sans cesse, avec l’horizon comme seule limite.
Pour plus d’informations sur le travail d’Agnès Brézéphin
- Son Compte Instagram
La Rédaction.